Johann Soufi
Me Johann Soufi, exerce, depuis plus de 17 ans, comme avocat et procureur spécialisé dans le domaine de la justice pénale internationale et les droits de l’homme. Il a travaillé dans le procès pour génocide du gouvernement rwandais (Tribunal Pénal International pour le Rwanda), sur la condamnation de l’ancien président du Libéria Charles Taylor pour crimes de guerre (Tribunal Spécial pour la Sierra Leone), et a dirigé la section des avis juridiques du Bureau de la Défense du Tribunal Spécial pour le Liban durant le procès pour terrorisme des assassins présumés de l’ancien premier ministre Rafic Hariri (TSL). Johann Soufi a également mené, notamment pour les Nations Unies, de nombreuses enquêtes sur des crimes internationaux au Rwanda, au Timor-Oriental, en Côte d’Ivoire, en Centrafrique, au Mali et en Ukraine. Il est l’ancien chef du bureau des Affaires juridiques de l'UNRWA à Gaza (Palestine) et a travaillé comme Procureur international en Ukraine. Il est inscrit comme Conseil devant plusieurs juridictions pénales internationales dont la Cour pénale internationale (CPI) et co-dirige « l’Institut for Legal and Advocacy Training » (IILAT) basé à La Haye. Johann Soufi est doctorant en droit international pénal au sein des universités Paris II Panthéon Assas (France) et Laval (Canada) et chercheur associé du Centre Thucydide (Paris II) et de la Clinique de droit international pénal et humanitaire (Laval).
Champs de recherche et domaine d’expertise : droit international pénal, droit international humanitaire, droit international.
When Life Gives you Lemons, make Lemonade - La crise du COVID-19 : une opportunité de repenser les stratégies d'enquêtes internationales ?
Une crise sanitaire sans précédent aux répercussions multiples
La pandémie à laquelle le monde est actuellement confronté provoque une crise sanitaire sans précédent à l’échelle de l’humanité. Les restrictions de déplacement puis de confinement, mises en place par les gouvernements pour l’endiguer ont paralysé l’activité mondiale provoquant rapidement une crise socio-économique dont on peine encore à prendre la pleine mesure.
La crise a également impacté les droits de l’homme à plusieurs titres. D’abord parce qu’elle affecte principalement ceux dont les droits politiques, sociaux, économiques et culturels étaient déjà les moins respectés, notamment les femmes, les enfants, les minorités ethniques ou religieuses, les personnes handicapées, les réfugiés et les migrants. Ensuite, parce que la lutte contre la pandémie sert de prétexte à des abus de la part de régimes et de gouvernements déjà peu enclins au respect des droits de l’homme. Enfin, parce que, malgré l’appel du Secrétaire-général des Nations Unies, relayé par le pape François, à « un cessez-le-feu mondial et immédiat », les conflits armés n’ont pas cessé, ni leur lot de morts et de déplacés.
Loin de réduire les tensions internationales, la crise sanitaire et ses répercussions socio-économiques risquent, au contraire, d’affecter profondément et durablement les relations internationales contribuant à davantage d’insécurité et de troubles sur l’ensemble de la planète.
Les lutte contre l’impunité au niveau international : une victime collatérale de la crise ?
Dans ce contexte difficile, l’ONU et les juridictions internationales devraient être en première ligne pour documenter ces violations des droits de l’homme et ces crimes internationaux. Pourtant, comme dans d’autres secteurs d’activités, les mesures de confinement et de distanciation sociale mises en place pour lutter contre la propagation du virus, ont mis à mal le fonctionnement de ces organisations. L’ONU, dont le siège à New York se situe dans l’épicentre actuel de la pandémie, semble immobile et silencieuse. La Cour pénale internationale (CPI) et les autres juridictions pénales internationales, pour la plupart basées en Europe, ont mis leurs activités en sommeil, recourant lorsque c’est possible au télétravail. Faute de pouvoir se déplacer, les missions d’enquêtes de ces organisations ont également dû être reportées à des jours meilleurs.
Malheureusement, les lendemains ne seront pas forcément plus roses pour ces organisations dont la crise risque d’impacter les activités à court, à moyen, et à long terme. A court terme, car la fin du confinement ne marquera pas immédiatement un retour à la normale : les restrictions de déplacement et les fermetures des frontières risquent de durer plusieurs mois encore, notamment à l’égard de pays en développement, qui ne disposent pas des mêmes capacités sanitaires. À moyen terme, la crise risque d’amener une grande partie des États à poursuivre leur repli sur soi et à réévaluer leurs priorités, reléguant au second plan les questions relatives aux droits de l’Homme et à la lutte contre l’impunité, en particulier dans des pays ne constituant pas des priorités stratégiques. À plus long terme enfin, devant la récession économique majeure qui s’annonce, des États – qui vont s’endetter massivement pour y faire face - pourraient renoncer à contribuer au financement d’organisations ou de juridictions internationales qui manquent déjà de ressources suffisantes pour fonctionner correctement.
L’incapacité de mener des enquêtes de terrain : un défi majeur pour les enquêtes criminelles internationales
Dans ce nouveau contexte, les organisations et juridictions internationales, déjà confrontées à la difficulté de mener des enquêtes de terrain sur les violations des droits de l’Homme et les crimes internationaux vont devoir repenser leurs stratégies et leurs techniques d’enquête sans pour autant renoncer aux fondamentaux.
La règle fondamentale de toute enquête criminelle internationale c’est que rien ne remplace et ne doit remplacer l’enquête de terrain. Elle permet aux enquêteurs de se familiariser avec le contexte social, politique et culturel dans lesquels les crimes ont été commis, de se rendre sur les lieux des crimes et de nouer des liens avec les communautés affectées. Elle permet aussi aux enquêteurs de rencontrer et d’interroger les témoins des faits en personne, réduisant ainsi les chances que les communications soient interceptées, et permettant à l’enquêteur d’observer la communication non-verbale du témoin pour évaluer son stress et sa crédibilité.
Si les enquêtes de terrain doivent impérativement demeurer prioritaires, que faire lorsqu’elles ne sont tout simplement pas possibles ? La crise du COVID-19 a placé cette problématique au centre des préoccupations des mécanismes d’enquêtes internationaux. Pour autant, le sujet n’est pas nouveau. L’impossibilité d’accéder aux lieux des crimes et aux témoins est un défi auquel ont été confrontées certaines commissions d’enquête internationales (par exemple au Burundi, en Syrie, ou au Myanmar) ou la CPI, soit parce que les autorités nationales refusaient aux enquêteurs le droit d’y accéder, soit parce que les zones étaient jugées trop dangereuses pour y mener des enquêtes de terrain.
Une dépendance trop importante des mécanismes d’enquêtes aux témoignages
Pour y faire face, les enquêteurs internationaux ont cherché des méthodes d’entretiens à distance permettant de garantir, dans la mesure du possible, la confidentialité de la communication et la sécurité des témoins. Ils se sont également efforcés de recourir à des types de preuve alternatifs aux seuls témoignages. Ces derniers demeurent toutefois la source principale des rapports des commissions d’enquêtes des Nations Unies. Ils constituent surtout la pierre angulaire des procès pénaux internationaux, la preuve testimoniale tenant une place prépondérante dans les règlements de procédures et de preuve des juridictions internationales, largement inspirés des règles de common law.
Le recours systématique aux témoignages présente pourtant des inconvénients d’un point de vue sécuritaire, mais aussi économique et environnemental. D’un point de vue sécuritaire d’abord, les témoins étant exposés au risque de représailles de l’accusé ou de ses complices lorsque leur identité est communiquée à l’accusé pour garantir son droit à un procès équitable. D’un point de vue économique et écologique aussi, car les enquêteurs, - souvent basés au siège des institutions en Europe - doivent se rendre régulièrement dans les pays du « sud » engendrant des coûts importants et contribuant au réchauffement climatique. Par ailleurs, d’un point de vue purement probatoire, le recours systématique au témoignage - sujet à la déformation ou à l’oubli, a fortiori dans des circonstances traumatisantes, - n’est pas exempt d’inconvénients.
« Derrière chaque difficulté se cache une opportunité ». Albert Einstein
« Derrière chaque difficulté se cache une opportunité » disait Albert Einstein. La crise liée à la pandémie de coronavirus et ses conséquences sur les enquêtes internationales pourrait ainsi offrir l’opportunité à ces institutions, en particulier à la CPI, de repenser leurs stratégies et leurs méthodes d’investigation dans trois directions.
La première en ayant une présence locale bien plus importante dans les pays faisant l’objet de leurs investigations ou dans les pays frontaliers. Plusieurs situations faisant l’objet des enquêtes de la CPI disposent par exemple de missions des Nations Unies bien implantées localement. Le Bureau du procureur de la CPI, qui possède des moyens importants et des mécanismes de coopération avec l’ONU, pourrait également s’assurer un ancrage local temporaire dans ces pays, réduisant ainsi les multiples désavantages liés à la distance de son siège et de ses employés par rapport aux pays faisant l’objet de ses enquêtes.
La deuxième en réfléchissant à de nouveaux moyens de preuves technologiques et scientifiques pour documenter les crimes internationaux. Les enquêtes nationales sur la criminalité organisée ont su progressivement se détacher de la trop forte dépendance à la preuve testimoniale, en ayant de plus en plus recours à l’analyse et à la collecte de moyens de preuve biologique (empreinte digitale, ADM), financière (données bancaires), électronique (données téléphoniques, informations stockées sur des ordinateurs) ou cybernétique (historique internet ou réseaux sociaux). De même, des journalistes d'investigation spécialisés, comme ceux de Bellingcat ou de BBC Africa Eye ont réalisé des enquêtes exceptionnelles sur de affaires criminelles complexes en utilisant uniquement des informations accessibles en ligne. Ces nouvelles méthodes d’investigation permettent non seulement d’enquêter à distance mais également de rendre publique l’ensemble de la preuve collectée : elles sont ainsi particulièrement adaptées aux exigences des enquêtes criminelles internationales, dont l’ambition est d’établir le rôle joué par les commanditaires et les « plus hauts responsables », tout en réduisant au maximum les risques pour les témoins qui les accusent.
La troisième en augmentant significativement la synergie entre les différents mécanismes d’enquêtes et de lutte contre l’impunité, notamment ceux de l’ONU, et la CPI. Cette synergie pourrait prendre la forme d’une mutualisation des moyens d’enquêtes (par exemple dans la cyber-enquête, l’analyse financière ou médico-légale) et un partage accru des informations qui permettra non seulement de réduire les coûts des enquêtes mais évitera surtout de surexposer et d’aggraver le traumatisme de communautés déjà fortement impactées par les crimes qu’elles ont vécus.
Conclusion
La crise sans précédent à laquelle le monde est actuellement confronté pourrait voir augmenter les abus et les violations des droits de l’homme tout en réduisant les capacités des organisations à mener des enquêtes de terrain. Ce contexte difficile peut toutefois être l’opportunité pour ces institutions, notamment pour la CPI, de repenser leurs stratégies d’enquêtes, en accroissant leur présence locale, en développant des techniques d’enquêtes modernes et en accroissant leur coopération et leur coordination avec d’autres organisations de lutte contre l’impunité. Loin de constituer une solution temporaire pour faire face à la crise, cette évolution permettrait à la Cour de faire face aux nouveaux défis qui l’attendent, par exemple pour les enquêtes du Bureau du Procureur de la CPI en Afghanistan.
Les opinions exprimées dans ce billet sont purement personnelles, l’auteur ne s’exprimant aucunement en sa capacité officielle. Elles n’engagent donc pas les Nations Unies, ses agences ou l’un des quelconques employeurs de l’auteur.
Ce billet a originalement été publié sur le site du Centre Thucydide.