Julia Grignon
Julia Grignon est professeure à la faculté de droit de l’Université Laval et Chercheuse à l’Institut de Recherche Stratégique de l’Institut de l’École Militaire (IRSEM). Elle est spécialisée en droit international humanitaire et dirige Osons le DIH !, un développement de partenariat pour la promotion et le renforcement du droit international humanitaire. Elle est codirectrice de la Clinique de droit international pénal et humanitaire.
Consultez le profil complet de la professeure Grignon.
Ce texte est une traduction du post de blog de Matiangai Sirleaf paru initialement en anglais sur le blog Just Security le 15 juillet 2024 : We Charge Genocide: Redux. Toute erreur ou omission dans la traduction est imputable à Julia Grignon qui l’a réalisée. Elle remercie Priyangaa Thivendrarajah pour les recherches qu’elle a effectuées en lien avec celle-ci.
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[N.B. Le titre original « We Charge Genocide: Redux » fait référence à La pétition "We Charge Genocide", soumise aux Nations Unies en 1951 par le Civil Rights Congress, qui accusait le gouvernement des États-Unis de génocide contre les Afro-Américains en se basant sur la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide de 1948.]
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Introduction
La Palestine constitue un test décisif et, comme je l'ai écrit dans un article récent paru à l'International Journal of Transnational Justice, met en lumière « qui historiquement a été habilité à porter l'accusation de génocide, quels génocides ont été reconnus comme tels et quels génocides ont été oubliés ». Le discours technique et juridique foisonnent sur la question de savoir si des standards particuliers doivent être réunis pour constater des crimes internationaux. Or, une focalisation à l’extrême sur la labellisation peut dissimuler un statu quo incroyablement injuste, détourner l'attention de son caractère dominateur et potentiellement limiter d’autres manières de faire.
Le pouvoir rhétorique de nommer, et surtout de ne pas nommer, a toujours été exercé à l'encontre des groupes subordonnés. Parallèlement, de nombreux individus, groupes, organisations de la société civile et États s'engagent dans des actions de plaidoyer et s'appuient explicitement sur le pouvoir symbolique de nommer et de pointer du doigt les violations. Comme l'observe la juriste Natalie Hodgson, cela peut permettre à « la société civile de criminaliser sociologiquement l'État à partir de la base et de remettre en question les croyances hégémoniques qui permettent la criminalité d'État ». Nommer permet d'identifier et de reconnaître, de clarifier, de confirmer, d'affirmer et peut-être de valider. Je soutiens que « l'acte même de nommer a une fonction de condamnation expressive », qui « opère afin de stigmatiser un délinquant pour une violation et pour alerter le public sur une infraction ». Je maintiens que « les procédures et leurs résultats peuvent servir de formes de communication morale utilisées pour exprimer la condamnation, revalider la valeur d'une victime et renforcer la solidarité sociale ».
Cet article analyse certaines des déclarations les plus récentes des organismes internationaux sur la Palestine, afin de mettre en évidence ce qu'ils ont choisi de condamner en tant que violations des normes communes. Le pouvoir de dire, qui consiste à qualifier une situation donnée d'atrocité de masse de génocide ou non, de crime contre l'humanité ou non, et ainsi de suite, a une signification et des effets sociaux indépendamment de toute connotation juridique. Pourtant, le pouvoir a souvent résolu la question de savoir qui est habilité à définir et à invoquer ces accusations aux plans juridique, social et pratique. Dans ce contexte, les appels au renforcement du droit international, à l'État de droit et aux principes universels doivent tenir compte de la manière dont le droit est élaboré, de la manière dont il fonctionne dans la pratique et de la manière dont il est appliqué et mis en œuvre souvent de façon sélective à l'encontre de personnes racialisées.
La Commission d'enquête
Le 19 juin 2024, la Commission internationale indépendante des Nations unies chargée d’enquêter dans le territoire palestinien occupé, y compris Jérusalem-Est et Israël a présenté son rapport au Conseil des droits de l'homme des Nations Unies. Le rapport présente les conclusions juridiques de la Commission.
La Commission estime que « tant l'attaque du 7 octobre en Israël et l'opération militaire israélienne qui a suivi à Gaza ne doivent pas être considérés isolément ». Pour mettre fin aux cycles de violence récurrents, la Commission a appelé au strict respect du droit international, notamment « en mettant fin à l'occupation israélienne illicite du territoire palestinien, à la discrimination, à l'oppression et au déni du droit à l'autodétermination du peuple palestinien, et en garantissant la paix et la sécurité » pour les Israéliens et les Palestiniens. La Commission conclut que le 7 octobre 2023, des membres de l'aile militaire du Hamas et des ailes militaires d'autres groupes armés palestiniens, ainsi que des civils palestiniens, ont commis les crimes de guerre suivants : diriger intentionnellement des attaques contre des civils, meurtre ou homicide volontaire, traitement cruel, traitement inhumain et torture, prise d'otages et actes de violence sexuelle, entre autres. La Commission constate également que « les autorités israéliennes ont échoué à protéger les civils dans le sud d'Israël sur presque tous les fronts » et qu'en plusieurs endroits, les forces israéliennes « ont appliqué la “directive Hannibal” » et tué des civils israéliens.
En outre, la Commission observe que « les autorités israéliennes sont responsables des crimes de guerre et des crimes contre l'humanité commis au cours des opérations militaires et des attaques menées à Gaza depuis le 7 octobre 2023 ». La Commission affirme qu'Israël a commis « les crimes de guerre suivants : la famine comme méthode de guerre ; le meurtre ou l'homicide volontaire ; le fait de diriger intentionnellement des attaques contre des civils et des biens de caractère civil ; le transfert forcé ; la violence sexuelle ; les atteintes à la dignité de la personne ; et » la violence sexuelle et sexiste, « équivalant à de la torture ou à des traitements inhumains et cruels ». La Commission conclut qu'« Israël a infligé une punition collective à la population palestinienne de Gaza, en violation directe » du droit international humanitaire. De plus, elle estime que les forces israéliennes ont dirigé des attaques contre des civils et des biens civils en violation des « principes de précautions adéquates, de distinction, de proportionnalité et de protections spéciales à l’égard des enfants et des femmes », en vertu du droit international humanitaire.
La Commission note également qu'Israël a commis des crimes contre l'humanité, notamment : « l’extermination, le meurtre, la persécution sexiste visant les hommes et les garçons palestiniens, le transfert forcé, la torture et les traitements inhumains et cruels ». En outre, elle conclut qu'Israël a violé plusieurs obligations internationales en matière de droits humains, notamment : « les droits à la vie familiale, à une alimentation adéquate, au logement, à l'éducation, à la santé, à la sécurité sociale et à l'eau et à l'assainissement, affectant particulièrement les enfants et les personnes en situation de vulnérabilité ». La Commission observe en outre que les décès de Palestiniens en Cisjordanie ont dépassé « toute autre période depuis 2005 », en raison d'une « recrudescence des attaques violentes des colons contre les communautés palestiniennes, souvent aidées ou tolérées » par les forces israéliennes.
Le juriste Shahd Hammouri indique comment la commission n’a, de plusieurs façons, « pas rempli son obligation de dire la vérité ». Notamment, la Commission n'a pas formulé de conclusions juridiques relatives au génocide, ni n’a produit d'analyse sur la prévention du génocide. Elle a affirmé que les déclarations des responsables israéliens constituaient « une incitation et pouvaient constituer d'autres crimes internationaux graves ». Le rapport met également en évidence les déclarations « visant à déshumaniser systématiquement les Palestiniens ». Les enquêtes de la Commission couvrent la période allant du 7 octobre 2023 au 31 décembre 2023. Elles demeurent en cours. Pourtant, en novembre 2023, plusieurs experts de l'ONU appelaient déjà « la communauté internationale à prévenir un génocide contre le peuple palestinien ». De plus, en octobre 2023, des universitaires mettaient en garde contre le « risque de génocide ». Cependant, le rapport se contente de recommander au gouvernement israélien de se conformer « pleinement et immédiatement » aux ordonnances de la Cour internationale de justice (CIJ) dans l'affaire relative à l’Application de la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide dans la bande de Gaza (Afrique du Sud c. Israël). Malgré la réticence apparente de la Commission à examiner si Israël commet actuellement un génocide, un rapport de Francesca Albanese, rapporteuse spéciale sur la situation des droits de l'homme dans les territoires palestiniens occupés depuis 1967, conclut qu'il existe des motifs raisonnables de croire que le seuil requis est franchi.
Selon un bilan dressé par l'ONU de l'impact sur les Palestiniens de Gaza, au 10 juillet on dénombrait 38 295 morts, 88 241 blessés, 1,9 million de personnes déplacées (90 % de la population de Gaza) et 96 % de la population sur le point d’être en situation de crise ou à des niveaux d'insécurité alimentaire plus graves. (745 000 personnes en situation d'urgence et 495 000 en situation catastrophique). En outre, des experts des Nations Unies ont récemment déclaré que « la campagne de famine intentionnelle et ciblée menée par Israël contre le peuple palestinien est une forme de violence génocidaire et qu’elle a entraîné une famine dans l'ensemble de la bande de Gaza ». Le massacre de Gaza a entraîné la disparition d'environ 21 000 enfants, « dont beaucoup sont coincés sous les décombres, détenus, enterrés dans des tombes anonymes ou perdus de vue ». Israël a décimé environ 70 % de toutes les infrastructures civiles de Gaza, y compris des écoles, des installations industrielles, des établissements de santé, des institutions religieuses, des bureaux de presse et des systèmes d'approvisionnement en eau, ce qui rend la Palestine inhabitable. Un rapport du Programme des Nations Unies pour le Développement datant de mai 2024 estime qu'il faudra 80 ans à Gaza pour « restaurer toutes les unités de logement entièrement détruites ». En outre, un fonctionnaire de l'ONU a fait remarquer que le niveau exorbitant de destructions à Gaza en si peu de temps n'avait jamais été atteint depuis la Seconde Guerre mondiale et que « tous les investissements dans le développement humain [...] au cours des 40 dernières années à Gaza ont été anéantis ». Cette situation constitue le terreau d'une « combinaison mortelle de faim et de maladie » et d'une situation d'urgence sanitaire qui aurait pu être totalement évitée et qui aura des répercussions à long terme. Une étude publiée dans le Lancet, une revue médicale de premier plan, sur les « conséquences indirectes sur la santé au-delà des dommages directs causés par la violence », a estimé de manière prudente (sur la base de 4 pour un 1 décès indirects par décès direct, et en utilisant un total approximatif de 37 396 décès au 19 juin 2024) que « jusqu'à 186 000 décès, voire plus, pourraient être attribués au conflit actuel dans la bande de Gaza ». Le bilan de l'ONU sur l'impact du 7 octobre en Israël estime à plus de 1 200 le nombre de morts, 5 400 le nombre de blessés, plus de 200 le nombre de personnes prises en otages et à environ 120 le nombre d'otages restant à Gaza.
La Cour pénale internationale
Alors que la Commission ne peut enquêter que sur la responsabilité pénale individuelle et la responsabilité du commandement, la Cour pénale internationale (CPI) est habilitée par le Statut de Rome à enquêter et à juger les personnes accusées des « crimes les plus graves qui touchent la communauté internationale : le génocide, les crimes de guerre, les crimes contre l'humanité et le crime d'agression ». Les représentants palestiniens ont cherché à plusieurs reprises à obtenir de la CPI qu'elle exerce sa juridiction sur les crimes commis sur le territoire palestinien remontant à 2009 et 2015. La Palestine a été officiellement reconnue et autorisée à devenir un État partie au Statut de Rome en 2018. Elle a ensuite soumis au procureur une requête afin « d'enquêter, conformément à la compétence temporelle de la Cour, sur les crimes passés, en cours et futurs relevant de la compétence de la Cour, commis dans toutes les parties du territoire de l'État de Palestine ». La CPI a finalement ouvert une enquête en 2021 pour couvrir les crimes présumés commis « dans le territoire palestinien occupé […] depuis le 13 juin 2014 ». En 2021, les juristes Noura Erakat et John Reynolds ont observé que le retard pris par la Cour reflète l'absence de sentiment d'urgence et de volonté politique de s'occuper véritablement de la situation en Palestine.
Plusieurs États et organisations ont déposé des plaintes et des requêtes auprès de la CPI après le 7 octobre 2023. Le 20 mai 2024, le Bureau du Procureur de la CPI a déposé une demande de mandats d'arrêt. Le bureau du procureur déclare avoir des motifs raisonnables de croire que Yahya Sinwar (chef du Hamas), Mohammed Diab Ibrahim Al-Masri (commandant en chef de la branche militaire du Hamas, les Brigades Al-Qassam) et Ismail Haniyeh (chef du bureau politique du Hamas) portent la responsabilité pénale des crimes contre l'humanité suivants : extermination, meurtre et autres actes inhumains. En outre, il est allégué qu'ils sont pénalement responsables de viols et d'autres actes de violence sexuelle, ainsi que de torture, à la fois en tant que crimes contre l'humanité et crimes de guerre. Enfin, la demande les désigne comme potentiellement responsables des crimes de guerre suivants : prise d'otages, traitements cruels et atteintes à la dignité de la personne.
De plus, la demande affirme qu'il existe des motifs raisonnables de croire que Benjamin Netanyahu, le Premier ministre d'Israël, et Yoav Gallant, le ministre de la Défense d'Israël, portent une responsabilité pénale à la fois pour des crimes contre l'humanité et des crimes de guerre. La demande fait état de crimes contre l'humanité, notamment d'extermination, de meurtre, de persécution et d'autres actes inhumains, ainsi que d'allégations de crimes de guerre, notamment d'avoir affamé des civils comme méthode de guerre, d'avoir délibérément causé de grandes souffrances, des atteintes graves à l'intégrité physique ou à la santé, ou d'avoir infligé des traitements cruels, d'avoir délibérément tué ou assassiné, et d'avoir dirigé intentionnellement des attaques contre une population civile.
Il est frappant de constater l'écart entre les personnes nommées par la CPI et celles que la Commission a considéré comme étant les plus responsables des crimes internationaux sur lesquels elle a enquêté. Il s'agit, par exemple, de « hauts responsables politiques et militaires de l'État d'Israël, notamment des membres du cabinet de gestion de la guerre et du comité ministériel de la sécurité nationale, d'autres ministres du gouvernement et des chefs de » l'armée israélienne. Certains Palestiniens ont également exprimé leur inquiétude quant à une fausse équivalence, compte tenu de l'ampleur du nombre de Palestiniens qui ont été tués et blessés. La perception d'un deux poids deux mesures et d'une responsabilité sélective est également palpable dans l'enquête de la CPI, avec un relatif sous-financement (under-resourcing) et un manque de personnel (under-staffing) pour cette situation. Le temps qu'il a fallu, de 2021 à 2024, pour que les violations soient nommées est également problématique. En outre, l'autorité du procureur pour enquêter remonte à 2014, mais jusqu'à présent, les demandes de mandats d'arrêt se concentrent temporellement sur octobre 2023 et après.
De plus, il existe des omissions significatives dans la substance de ce qui a été nommé et reconnu par la CPI comme pouvant constituer une violation potentielle des normes communes. Prenons l'exemple des organisations palestiniennes de défense des droits de l'homme Al-Haq, Al Mezan et le Centre palestinien pour les droits de l'homme, qui ont demandé au Procureur d'examiner « l'inclusion de crimes contre l'humanité, notamment l'apartheid, et le crime de génocide, dans l'enquête en cours sur la situation dans l'État de Palestine ». La demande de mandats d'arrêt du procureur n'inclut pas les accusations de génocide ou d'apartheid. Pourtant, des groupes comme Law for Palestine ont recensé plus de 500 occurrences d'incitation au génocide par des responsables israéliens. En outre, Human Rights Watch a déterminé en 2021, et Amnesty International a conclu en 2022, qu'Israël crée une situation d’apartheid à l'encontre des Palestiniens. Comme l'affirme l'universitaire en sociologie juridique Kamari Clarke, l'acte de « nommer et d'ordonner, sans nommer ou prioriser d'autres actes globaux qui font partie du contexte mondial de la violence, perpétue les inégalités structurelles » et la subordination raciale. C'est également la raison pour laquelle des commentateurs juridiques comme Rabea Eghbariah soutiennent vigoureusement que « le droit ne possède pas le langage dont nous avons désespérément besoin pour saisir avec précision la totalité de la condition palestinienne ». La création de nouveaux droits et de nouveaux concepts juridiques est une priorité urgente et nécessaire. Surtout si l'on considère la façon dont les droits existants cloisonnent et désagrègent les préjudices de manière à rendre invisible le tout de la somme de ses parties, de sorte que nous sommes moins capables de percevoir et de nommer la nature structurelle et intégrée des préjudices.
La Cour internationale de justice
La Cour internationale de justice a été appelée à se prononcer à la fois sur la violence directe et sur la violence structurelle en Palestine. Contrairement à la CPI, la CIJ est un organe réactif et n'ouvre pas d'enquête. La CIJ est la principale juridiction habilitée à connaître des différends d'ordre général entre États et à donner des avis consultatifs sur des questions de droit international. Elle est un organe des Nations Unies et s'attache à déterminer la responsabilité des États, par opposition à la responsabilité pénale individuelle. La Cour a rendu un avis consultatif dans l'affaire des Conséquences juridiques de l'édification d'un mur dans le territoire palestinien occupé, en 2004. La CIJ a également tenu une audience de six jours à partir du 19 février 2024 dans l'affaire des Conséquences juridiques découlant des politiques et pratiques d'Israël dans le territoire palestinien occupé, au cours de laquelle un nombre sans précédent de 52 États et trois organisations internationales ont présenté des arguments sur l'occupation prolongée des territoires palestiniens par Israël.
Actuellement, la CIJ entend une affaire initiée par l'Afrique du Sud en décembre 2023 contre Israël. La plupart des États du monde ont ratifié la Convention sur le génocide de 1948. L'Afrique du Sud a suivi le précédent de la Gambie, lorsqu'elle a amené le Myanmar devant la CIJ et obtenu des mesures provisoires à son encontre pour des actes génocidaires présumés à l'encontre de la minorité ethnique Rohingya. L'Afrique du Sud s'est appuyée sur la décision de la Cour selon laquelle la convention sur le génocide crée des obligations entre ses signataires, ce qui leur permet de se tenir mutuellement responsables en cas de violation.
L'Afrique du Sud soutient qu'« Israël s'est livré, se livre et risque de continuer à se livrer à des actes génocidaires contre le peuple palestinien à Gaza ». Elle a demandé une ordonnance provisoire « d'extrême urgence » pour protéger les Palestiniens d'un « préjudice supplémentaire, grave et irréparable ». La Cour a accordé six des neuf mesures provisoires demandées par l'Afrique du Sud en janvier 2024. Cela témoigne de la plausibilité juridique que l'action de l'Afrique du Sud prospère. Le juriste Nimer Sultany a fait remarquer à juste titre que l'Afrique du Sud « cherche à protéger des vies dont les pays occidentaux ne semblent pas se soucier - et pour cette raison, elle [l'intervention] est à la fois justifiable et honorable ».
L'Afrique du Sud est revenue à plusieurs reprises devant la CIJ pour demander des ordonnances d'urgence supplémentaires. Par exemple, l'ordonnance rendue par la Cour en janvier 2024 exige qu'Israël « permette la fourniture des services de base et de l'aide humanitaire dont la population de Gaza a besoin de toute urgence ». Plusieurs groupes ont critiqué Israël pour ne pas s'être conformé à la décision de la Cour. Le 6 mars 2024, l'Afrique du Sud a demandé à la Cour des mesures conservatoires supplémentaires concernant la famine généralisée à Gaza. La CIJ a constaté « que la famine s'installe » et, le 28 mars 2024, a rendu une ordonnance d'urgence exigeant qu'Israël « assure, sans délai, la fourniture sans entrave et à grande échelle [...] des services de base et de l’aide humanitaire requis de toute d'urgence ». En outre, le 24 mai 2024, la CIJ a ordonné des mesures conservatoires supplémentaires. La Cour a enjoint à Israël d’« arrêter immédiatement son offensive militaire, et toute autre action menée dans le gouvernorat de Rafah, qui serait susceptible de soumettre le groupe des Palestiniens de Gaza à des conditions d’existence capables d’entrainer sa destruction physique totale ou partielle. ». La CIJ ne rendra pas d'arrêt définitif sur le fond de cette affaire avant plusieurs années.
L’effilochement des coutures d’un ordre mondial racialement injuste est de plus en plus visible au fur et à mesure que le carnage israélien en Palestine se poursuit de manière ininterrompue. La CIJ est tributaire du Conseil de sécurité des Nations Unies pour la mise en œuvre de ses décisions. Or, les États-Unis utilisent leur siège permanent et leur droit de veto pour fournir une couverture politique à Israël et ont à plusieurs reprises opposé leur veto à des résolutions appelant à un cessez-le-feu humanitaire. Le Conseil de sécurité n'a pu adopter qu'une résolution prévoyant un cessez-le-feu temporaire pour le mois de Ramadan, en raison de l'abstention des États-Unis. La décimation de la Palestine par Israël est marquée du sceau américain. À l'heure où nous écrivons ces lignes, un accord de cessez-le-feu permanent reste difficile à obtenir, Israël ayant indiqué qu'il n'était pas disposé à s'arrêter « tant que tous les objectifs de la guerre n'auront pas été atteints ».
Ce dont on se souvient
À bien des égards, le droit contribue à façonner la mémoire collective. J'ai noté avec inquiétude comment les dispositions de la Convention sur le génocide ne « s'appliquent que de manière prospective et ne s'étendent à aucun des génocides antérieurs perpétrés contre les Noirs, les peuples autochtones et d'autres groupes subordonnés, pas plus qu'elles ne s'appliquent aux victimes de l'Holocauste ». Comme l'observe Kamari Clarke, le principe de légalité a permis « dans un même geste » de soustraire « du regard de ce corpus juridique les nombreuses atrocités liées à la colonisation et à l'édification d'un empire par les puissances occidentales ».
L'oubli délibéré des génocides antérieurs est très visible. Par exemple, lorsque l'Allemagne a fait part de son intention d'intervenir en faveur d'Israël au stade du fond de l'affaire, le président namibien s'est offusqué. Il a déclaré que sur le :
Sol namibien, l’Allemagne a commis le premier génocide du XXe siècle entre 1904 et 1908, au cours duquel des dizaines de milliers de Namibiens sont morts dans les conditions [les plus] inhumaines et les plus brutales qui soient. Le gouvernement allemand n’a pas encore pleinement expié le génocide qu’il a commis sur le sol namibien […] à la lumière de l’incapacité de l’Allemagne à tirer les leçons de son passé sombre, [la Namibie] exprime sa profonde inquiétude face à cette décision choquante.
L’Allemagne n’a pas accordé de réparations ni versé de dédommagements pour ses actions en Namibie. L’apparente « aphasie raciale » de l’Allemagne et la mise en évidence par la Namibie du caractère racialisé de la reconnaissance historique du génocide sont frappantes. La première dame de Namibie a également pris l’Allemagne à partie à l’occasion du 120e anniversaire du génocide des Herero-Nama en janvier 2024. L’Allemagne n’a reconnu que récemment que ses actions en Namibie constituaient un génocide au moment où elle s’y est livrée.
La politique allemande de commémoration du génocide et ses contradictions sont également évidentes lorsqu’on examine comment la faute historique, la honte et la culpabilité de l’Allemagne vis-à-vis de l’Holocauste se manifestent dans sa manière de se montrer inconditionnellement loyale, de soutenir, et de refuser de se livrer à toute critique d’Israël en lien avec ses actions contre les Palestiniens. L’Allemagne fait face à une accusation de complicité de génocide. Le Nicaragua a demandé à la Cour d’émettre en urgence une ordonnance enjoignant à l’Allemagne de « suspendre immédiatement son aide à Israël, en particulier son assistance militaire, y compris la fourniture d’équipement militaire». Le Nicaragua affirme que le soutien de l’Allemagne viole ses obligations au titre de la Convention sur le génocide ainsi qu’au titre d’autres normes du droit international. Bien que la Cour ait refusé d’indiquer des mesures provisoires jusqu’à présent, il demeure incroyablement rare de voir des acteurs appelés à rendre des comptes pour leurs actes présumablement génocidaires au niveau international.
De plus, les positions hypocrites des parties à des affaires judiciaires similaires montrent clairement l’intensité du moment que nous vivons : le voile se lève sur les politiques racialisées de reconnaissance et de commémoration des génocides. La façon dont l’Allemagne, le Royaume-Uni, le Canada, le Danemark, la France et les Pays-Bas sont intervenus dans l’affaire du Myanmar devant la CIJ, afin d’encourager l’adoption d’une définition large et d’un seuil abaissé pour constater l’existence d’un génocide, en est une bonne illustration. Ils ont soutenu que, puisque les déclarations exprimant une intention de commettre un génocide sont rares, la Cour ne devrait pas uniquement se focaliser sur les déclarations explicites ou le nombre de personnes tuées, mais aussi faire des déductions raisonnables à partir d’un modèle de conduite (pattern of conduct) et prendre en compte des preuves factuelles. Ils ont également argué que les actes génocidaires peuvent également inclure le déplacement forcé de personnes de leurs lieux de vie, la privation de services médicaux ou l’imposition de régimes de survie, si ceux-ci sont systématiques. Pourtant, jusqu’à présent, ils n’ont pas cherché à appliquer ce raisonnement à la conduite d’Israël en Palestine, ni à intervenir en soutien de la thèse de l’Afrique du Sud devant la CIJ.
J’insiste pour que nous reconnaissions que « le droit international ne fonctionne pas dans un vide ahistorique. La mémoire de la violence raciale et coloniale est toujours présente et les manifestations actuelles de violence raciale et coloniale en déclenchent d’autres ». Reconnaître l’effacement d’une multitude de génocides, de la Namibie au Congo du roi Léopold, où environ dix millions de personnes furent tuées par omission ou par commission, en passant par les génocides des peuples autochtones des Amériques, qui a vu décroître la population d’environ 90 à 95 %, et d’autres génocides, est incroyablement urgent et important. Ne pas tenir compte de ce passé contribue à rendre plus invisibles et moins reconnaissables les génocides, les crimes contre l’humanité, les crimes de guerre et les atrocités en cours au Soudan, en République démocratique du Congo, en Éthiopie, en Palestine et ailleurs.
Bis repetita (Redux)
Le 29 mai 2024, l’Afrique du Sud a remis au président du Conseil de sécurité de l’ONU un dossier public de preuves de l’intention et de l’incitation d’Israël à commettre un génocide contre les Palestiniens de Gaza. Cela rappelle le moment où le Congrès des droits civiques a cherché en 1951 à adresser une pétition « à l’Assemblée générale des Nations Unies au nom du peuple noir dans l’intérêt de la paix et de la démocratie, accusant le gouvernement des États-Unis d’Amérique de violation de la Charte des Nations Unies et de la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide ». La pétition We Charge Genocide condamnait le gouvernement américain en ces termes : « des ghettos noirs inhumains des villes américaines, des plantations de coton du Sud, nous vient ce bilan de massacres de masse sur la base de la race, de vies délibérément altérées et perverties par la création délibérée de conditions conduisant à la mort prématurée, à la pauvreté et à la maladie. »
Comme je l’ai écrit récemment, la pétition « We Charge Genocide » concernait non seulement la violence physique directe et spectaculaire qui se manifestait au travers des lynchages, mais aussi la nature structurelle et systémique de la violence contre les Noirs. Les pétitionnaires s’appuyaient sur une explication structurelle du génocide, prévue par le texte de la Convention. Elle définit le génocide comme « le fait d’infliger délibérément à un groupe des conditions d’existence calculées pour entraîner sa destruction physique totale ou partielle ». La pétition met en lumière la façon dont les Noirs, les autochtones et d’autres peuples subordonnés victimes de génocides ont compris conceptuellement ce que les génocides impliquent, en raison de leur expérience vécue.
Raphael Lemkin, survivant de l’Holocauste et juriste, est à l’origine du terme « génocide » au cours de la Seconde Guerre mondiale et du sens qui en a résulté en droit international. Alexander Hinton, spécialiste du génocide, explique comment Lemkin craignait que la pétition We Charge Genocide ne compromette sa tentative d’amener le gouvernement américain à ratifier la Convention sur le génocide. Lemkin a ainsi cherché à stigmatiser les pétitionnaires en les qualifiant de « sympathisants communistes ». Lemkin a également « minimisé la longue histoire de violences commises contre les Noirs américains » et a insisté sur le fait que « le génocide signifie l’annihilation et la destruction » et « pas seulement la discrimination ».
Pourtant, la pétition précise que « l’on pense à tort que le génocide signifie la destruction complète et définitive d’une race ou d’un peuple ». Au contraire, les pétitionnaires soulignent que la Convention sur le génocide « définit le génocide comme tout meurtre fondé sur la race » ou, « selon ses termes spécifiques, comme ‘le meurtre de membres d’un groupe’. Toute intention de détruire, en tout ou en partie, un groupe national, racial, ethnique ou religieux est un génocide ». Le seuil élevé fixé pour satisfaire à cette exigence d’intention n’a été inséré dans la Convention que pour rassurer les États puissants. De même, les groupes politiques furent exclus de la définition afin d’apaiser les craintes d’États influents d’être impliqués dans un génocide. Réfléchir à cette histoire est révélateur car, depuis son origine juridique, le concept de génocide a été utilisé et interprété de manière à apaiser les acteurs dominants.
Il n’est donc pas surprenant que la pétition « We Charge Genocide » n’ait jamais été entendue publiquement. Faire fi de ces dynamiques politiques et insister sur une application scrupuleuse du génocide comme étant neutre, exceptionnel et singulier, réinscrit, non seulement juridiquement mais aussi socialement, un fonctionnement du pouvoir impérial et réifie les positions subalternes de ceux qui n’ont pas (ou n’avaient pas) le pouvoir de contribuer à faire émerger le droit international. Pourtant, comme le souligne le juriste Darryl Li, les peuples historiquement subordonnés « ont longtemps fait écho de leurs propres expériences de violence de masse en se référant au génocide ».
Il y a plusieurs parallèles et divergences importants à tirer de l’examen de ces initiatives. Dans le passé comme aujourd’hui, les médias grand public ont largement ignoré les accusations de génocide. De même, le gouvernement des États-Unis s’est engagé à l’époque, et s’engage encore aujourd’hui, dans une campagne visant à les discréditer. À mon avis, la pétition « We Charge Genocide » du Congrès des droits civiques en 1951, comme l’Afrique du Sud qui reprend aujourd’hui l’accusation de génocide contre Israël des décennies plus tard, fonctionnent toutes deux comme des sanctions de la part des subalternes. Dans un certain sens, il importe moins de savoir quelle sera l’issue finale de la procédure, que l’accusation ait été formellement portée.
Conclusion
Comme June Jordan a mis en garde, la Palestine constitue un test décisif pour la moralité, en raison de ce que cela révèle sur nous – à la fois nos actions et nos inactions dans ce moment. Ce dont nous nous souvenons et ce que nous nous employons à oublier, ce que nous nommons, ainsi que ceux que nous réduisons au silence. Comme je l’ai écrit dans l’International Journal of Transnational Justice, voici ma position :
Les images provenant de Palestine m’ont ramenée à l’une des expériences les plus confrontantes et les plus traumatisantes de ma vie : voir la guerre à travers les yeux d’une enfant. La guerre civile libérienne a fait suite à des luttes de pouvoir après qu’un coup d’État ait mis fin au régime hégémonique des colons. Je me souviens que lorsque j’étais enfant, j’essayais de donner un sens à ce qui se passait. Alors que nous nous cachions des bruits de la guerre, je me souviens très distinctement du processus m’ayant conduit à réaliser rapidement qu’il ne s’agissait pas d’une grande soirée pyjama avec des amis et de la famille, mais que nous cherchions abri, sécurité et réconfort les uns auprès des autres. Que j’avais eu le privilège de dire que je ne voulais pas manger ceci ou cela, mais que désormais nous rationnions la nourriture et que je mendiais pour avoir les restes.
Je me souviens aussi avoir demandé à ma mère à quelle ethnie je devais dire appartenir si un insurgé me posait la question. Ma mère est la descendante d’anciens esclaves que l’on appelle les Américano-Libériens et mon père est issu d’un vaste groupe ethnique d’Afrique de l’Ouest : les Mandingues. J’en savais assez sur l’histoire du Libéria pour comprendre que l’appartenance à ces deux groupes n’était pas idéale. D’une part en raison de l’histoire de coloniale de peuplement, d’autre part parce que les Mandingues sont considérés comme des étrangers ayant immigré au Libéria depuis la Guinée au cours des 200 à 300 dernières années.
Lorsque nous avons fui le Liberia, je me souviens d’avoir vu la mort et la destruction sur le chemin menant à l’ambassade des États-Unis. Des corps en décomposition et des chiens dévorant des carcasses. J’ai compris à un très jeune âge que laisser ma famille et mes amis derrière moi dépendait de facteurs sur lesquels je n’avais aucun contrôle. Le statut, la hiérarchie et les privilèges furent déterminants. Des éléments comme mon lieu de naissance, mon appartenance ethnique, ma race, ma classe sociale, toutes ces choses avaient un impact matériel sur mes chances dans la vie. J’ai appris très tôt que des éléments tels que ma nationalité, le fait d’avoir une citoyenneté du centre de l’empire, ou le fait que les membres de ma famille immédiate aient des papiers et des cartes vertes pour les États-Unis signifiaient que nous pouvions partir alors que d’autres ne le pouvaient pas et devaient rester à la marge. Mes droits, mes libertés, ma sécurité et mes chances étaient contingents, et fondés sur des facteurs arbitraires qui échappaient à mon contrôle.
Et aujourd’hui, alors que l’argent des contribuables américains finance l’éviscération de la Palestine, fournit des armes, fournit une couverture politique et fait en sorte de s’assurer que les tout premiers souvenirs des enfants seront hantés d’atrocités, il est impossible de rester silencieux.
Ce que nous pouvons nommer et porter à la connaissance, et ce que nous nous efforçons de ne pas nous souvenir et d’oublier, est profondément lié aux nombreuses atrocités ancrées dans l’ordre international. La capacité de définir ce qui compte et ce qui ne compte pas, ce qui est bon à jeter aux oubliettes et ce qui ne l’est pas, ainsi que qui mérite empathie et reconnaissance et qui ne le mérite pas, est liée aux logiques et aux projets raciaux et coloniaux, tant du passé que du présent. Ainsi, nous devons continuellement nous demander qui a le pouvoir et l’autorité morale de nommer et de façonner la mémoire collective par le droit et au-delà.
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