Julia Grignon
Julia Grignon est professeure à la faculté de droit de l’Université Laval et Chercheuse à l’Institut de Recherche Stratégique de l’Institut de l’École Militaire (IRSEM). Elle est spécialisée en droit international humanitaire et dirige Osons le DIH !, un développement de partenariat pour la promotion et le renforcement du droit international humanitaire. Elle est codirectrice de la Clinique de droit international pénal et humanitaire.
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Déjà la décision relative à la confirmation des charges[1] avait éveillé les soupçons. On pouvait en effet y lire le titre suivant à la page 14 de la version française du document : « Conflit armé au Mali et occupation de Tombouctou » (nos soulignés). Considérant qu’un État ne peut occuper son propre territoire, ni que des forces étrangères alliées puissent être considérées comme des Puissances occupantes, ce titre invitait à effectuer une lecture attentive non plus sur le fond réel de l’affaire, c’est-à-dire les atteintes au patrimoine culturel, mais sur l’utilisation de la notion d’occupation par la Chambre de première instance de la Cour pénale internationale.
En effet, selon la typologie du droit international humanitaire, la situation au Mali qui fait l’objet de l’examen de la Cour pénale internationale se qualifie de conflit armé non international, c’est-à-dire en l’occurrence une situation dans laquelle un ou plusieurs États lutte(nt) contre un ou plusieurs groupe(s) armé(s). Aucun élément ne permet de considérer que la situation ait pu à un quelconque moment être qualifiée de conflit armé international, c’est-à-dire un conflit opposant au moins deux États l’un contre l’autre. Or, en droit international humanitaire, la notion d’occupation relève du champ des conflits armés internationaux, dont elle est, en quelque sorte, une sous-catégorie. Il était donc étonnant de constater l’emploi de ce mot dans le contexte malien que les juges avaient à analyser pour les besoins de la cause.
Pourtant, la lecture des éléments mis en avant par la Chambre pour attester de l’existence d’un conflit armé - constat prérequis à la qualification des crimes poursuivis en tant que crimes de guerre, en l’occurrence l’article 8-2-e-iv du Statut de Rome - confirmait l’utilisation abondante du terme « occupation » pour ce qui concernait la zone et la période au cours de laquelle les mausolées avaient été détruits. On pouvait en effet lire au cours de l’analyse, par exemple, les considérations suivantes :
- « La Chambre est convaincue que (…) la destruction (partielle ou totale) des bâtiments/monuments a eu lieu dans le contexte d’un conflit armé non international et, plus précisément, dans celui de l’épisode particulier de ce conflit qu’a constitué l’occupation de la ville de Tombouctou par AQMI et par Ansar Dine (…) »[2] (nos soulignés);
- « (…) Al Mahdi a strictement agi en coopération avec les chefs des deux groupes d’occupation et qu’il a joué un rôle actif dans le contexte des institutions établies par ceux-ci (…) »[3] (nos soulignés);
- « (…) Al Mahdi a joué un rôle clé dans le cadre de la Hesbah : il l’a lui-même créée au début d’avril 2012, en est devenu le premier chef sur nomination d’Aboud Zeid, lequel était le gouverneur de Tombouctou pendant l’occupation (…) »[4] (nos soulignés);
- « C’est ainsi que, au début du mois d’avril 2012, les groupes Ansar Dine et Al-Qaïda au Maghreb Islamique (AQMI) ont pris le contrôle de Tombouctou. Ils ont occupé la ville jusqu’à leur fuite vers la mi-janvier 2013 (…) »[5] (nos soulignés).
À la lecture de ces passages, il est donc évident que les juges considèrent que la prise de contrôle du territoire sur lequel se situaient les destructions incriminées équivalait à une « occupation » par des groupes armés, en l’occurrence AQMI et Ansar Dine. L’utilisation du terme est problématique. La notion d’occupation est une notion juridique clairement définie à l’article 42 du Règlement de La Haye de 1907, selon lequel : « Un territoire est considéré comme occupé lorsqu'il se trouve placé de fait sous l'autorité de l’armée ennemie »[6]. La qualification d’une situation d’« occupation » emporte des conséquences importantes en terme de droit applicable. En particulier, le constat d’une situation d’occupation déclenche l’application de la troisième section du Titre III de la quatrième Convention de Genève de 1949, section la plus protectrice de toutes les Conventions de Genève et des Protocoles additionnels de 1977. En contrepartie, c’est la section qui crée le plus d’obligations à la charge d’une partie au conflit, en l’occurrence qualifiée de Puissance occupante. On y trouve par exemple des règles détaillées et exigeantes en matière d’assistance humanitaire[7] ou de protection de l’enfance (éducation et soin)[8]. Or, si ces règles ont été élaborées avec à l’esprit que ce seraient des États qui auraient la responsabilité de les mettre en œuvre, il serait en revanche dangereux d’en exiger le respect par des groupes armés qui, bien qu’ils soient en mesure d’exercer une forme de contrôle d’un territoire, ne sont pas dotés d’attributs de puissance publique similaires à ceux d’un État. Il en résulterait que le droit international humanitaire perdrait de son réalisme et de son pragmatisme, qui sont tous deux parmi ses atouts majeurs lorsqu’il s’agit d’en exiger le respect. Exiger le respect de règles que des parties au conflit ne sont pas en mesure de mettre en œuvre, c’est ruiner toute l’économie de cette branche du droit et conduit in fine à ne constater que des violations, ce qui à terme produit des effets délétères sur son effectivité.
Aussi, attendait-on assez impatiemment le verdict que devait rendre la Cour ce lundi, d’abord afin d’apprécier la manière dont les juges se prononceraient pour la toute première fois sur une affaire exclusivement consacrée à la protection du patrimoine culturel, mais aussi afin de s’assurer que la formation de jugement aurait rétabli cette imprécision, redonnant ainsi à la notion d’occupation tout son sens. Malheureusement, la lecture du jugement ne conduit à aucune satisfaction sur ce point. Citant des sources dont on peine à identifier la nature[9], on peut lire, par exemple : « La Hesbah était chargée de contrôler les mœurs de la population de Tombouctou, ainsi que de prévenir, supprimer et réprimer tout ce qui était perçu par l’occupant comme un vice visible »[10], ou encore « (…) il valait mieux ne pas détruire les mausolées, pour préserver les relations entre la population et les groupes d’occupation (…) »[11], et, enfin, « une des quatre institutions fondamentales mises en place par Ansar Dine et AQMI au début de l’occupation de Tombouctou »[12] (nos soulignés). Les juges reproduisent ici l’erreur produite par leurs prédécesseurs en utilisant une notion impropre à la situation. S’agissant d’une affaire relative à une violation du droit de la conduite des hostilités, c’est-à-dire au volet du droit international humanitaire qui règlemente les moyens et méthodes de guerre, cette mauvaise utilisation du terme emporte peu de conséquences : qu’il s’agisse d’un conflit armé international (dont l’occupation) ou d’un conflit armé non international, l’interdiction est formulée exactement dans les mêmes termes (voir en ce sens l’article 8-2-b-ix du Statut de Rome applicable en cas de conflits armés internationaux, identique à l’article 8-2-e-iv applicable en cas de conflits ne présentant pas un caractère international et sous le chef duquel Al-Mahdi s’est vu condamné). En revanche, appliquée à des règles relatives à la protection des personnes, l’autre volet du droit international humanitaire, les conséquences pourraient être considérables pour les raisons évoquées plus haut. Une situation d’occupation plaçant les personnes civiles qui la subissent dans une situation de vulnérabilité spéciale, les règles qui les protègent sont parmi les plus développées de tout le droit international humanitaire et s’adressent clairement à des Puissances dotées d’une stabilité et de fonctions régaliennes telles qu’elles leur permettent de les mettre en œuvre. Il serait irréaliste d’en exiger le respect dans la même mesure de la part d’entités non étatiques. D’ailleurs, parmi les derniers remparts qui interdisent aujourd’hui une convergence totale entre les deux types de conflits armés, international et non international, on trouve à côté du statut de prisonnier de guerre les situations d’occupations. Il y a donc bien ici une méconnaissance de l’articulation du droit de l’occupation en droit international humanitaire. Souhaitons que d’autres occasions se présentent à la Cour de corriger cette erreur.
[1] Le Procureur c. Ahmad Al Faqi Al-Mahdi, Décision relative à la confirmation des charges, ICC-01/12-01/15, 24 mars 2016.
[2] Ibid., para. 44.
[3] Ibid., para. 45. Expression que l’on trouve également aux paragraphes 50 et 54.
[4] Ibid., para. 45. Expression que l’on trouve également au paragraphe 55.
[5] Ibid., para 4, p. 24.
[6] Règlement concernant les lois et coutumes de guerre sur terre, La Haye, 18 octobre 1907.
[7] Article 55 de la quatrième Convention de Genève de 1949.
[8] Article 50 de la quatrième Convention de Genève de 1949.
[9] Intitulées par exemple : « Les grandes dates de l’occupation jihadiste du nord du Mali », note 56, ou « Tombouctou meurtrie : Regard sur les stigmates de l’occupation du nord du Mali », note 68.
[10] Le Procureur c. Ahmad Al Faqi Al-Mahdi, Jugement portant condamnation, ICC-01/12-01/15, 27 septembre 2016, para 33.
[11] Ibid., para. 36.
[12] Ibid., para. 53.