Pascale Langlais
Pascale Langlais est titulaire d’un Baccalauréat en droit de l’Université Laval (LL.B.), avocate membre du Barreau du Québec, et est actuellement candidate à la Maîtrise en droit international et transnational (LL.M.). Avec le support de la Clinique de droit international pénal et humanitaire (CDIPH), elle a effectué son stage du Barreau auprès d'une équipe de défense au Tribunal spécial pour le Liban et effectue présentement un stage au sein du Secrétariat de la Coalition pour la Cour pénale internationale. Par le passé, elle a participé à deux reprises aux activités de la CDIPH : une première fois en 2012 dans le dossier Gbagbo devant la CPI, puis auprès du Bureau du Président du Tribunal spécial pour le Liban à l’hiver 2015. Elle nourrit un intérêt particulier pour le droit international pénal et le droit international humanitaire.
Il aura fallu plus de vingt ans aux victimes du terrible régime de l’ancien Président tchadien Hissène Habré pour voir leur bourreau répondre de ses crimes devant une Cour de justice (pour plus d’information). Lorsque le procès s’est finalement ouvert au sein des Chambres africaines extraordinaires (ci-après « CAE ») le 20 juillet 2015, une page d’histoire s’écrivait d’elle-même.
Après s’être instruite de l’héritage des tribunaux pénaux internationaux ad hoc[1] et avoir assisté aux balbutiements de la Cour pénale internationale, se retrouver aux audiences d’un tribunal hybride, à l’image d’autres institutions particulières de la justice internationale pénale[2], constitue un grand moment pour une étudiante en droit international pénal. C’est donc avec ces idées de grandeur que je me suis présentée au Palais de justice de Dakar le 29 octobre 2015, à ce qui allait être la dernière journée de procès du dictateur tchadien avant la suspension temporaire des audiences[3].
Premières impressions
À mon arrivée, je constate que les CAE n’occupent en fait qu’une salle d’audience du Palais de justice de Dakar. Aucun élément ne laisse donc présager l’existence d’un procès d’une telle envergure avant l’arrivée devant la salle No 4. Là, on prend le pouls de ce qui se déroule à l’intérieur. On ne peut dire que le Sénégal a lésiné sur la sécurité – détecteurs de métal, fouille des sacs et autres mesures de sécurité analogues sont à l’ordre du jour. Toutes ces procédures que l’on retrouve normalement dans les aéroports ont quelque chose de très impressionnant. Cette imposante sécurité ne se limite d’ailleurs pas à l’extérieur de la salle. À l’intérieur, on compte au moins une trentaine de policiers, gendarmes et militaires qui ratissent chaque recoin de la pièce. Seuls cinq d’entre eux sont immobiles en tout temps et ce car ils ont une tâche bien précise. En effet, ces porteurs d’armes entourent l’accusé et ne quittent jamais leur poste.
Outre le niveau de sécurité, une autre chose surprenante à l’entrée de la salle d’audience est le grand nombre de caméras. L’enregistrement vidéo des audiences permet non seulement de garder une trace de ce procès historique où un ancien chef d’État africain est jugé par ses pairs africains, mais il permet également à tout un chacun de suivre l’évolution du procès via différents médias. Premièrement, l’intégralité des audiences est retransmise en direct sur le site web des CAE. Deuxièmement, on note la présence d’équipes de la Radio-Télévision sénégalaise (ci-après « RTS ») et de TV Tchad, cette dernière permettant aux tchadiens d’assister, à distance, au procès de leur ancien despote.
Cette couverture médiatique est peut-être l’une des raisons pour lesquelles la galerie publique est si peu remplie. De prime abord, la salle peut sembler vide tant elle est vaste. Les quelques deux cents personnes qui parsèment la pièce n’occupent pas le tiers des places disponibles. Cette modeste foule est aussi très hétéroclite. On y retrouve entre autres des représentants d’ONG et organismes qui viennent prendre des notes pour offrir leurs propres rapports d’audiences[4] ; des victimes, venues voir de leurs propres yeux la concrétisation de leur long combat pour la justice ; ou encore de simples curieux, comme moi. Il y a peut-être aussi des partisans du Président déchu, ceux-ci étant encore nombreux. Ils ne se manifestent en revanche pas ouvertement ce jour-là, contrairement à certains épisodes précédents[5].
Tous attendent finalement, avec impatience, l’entrée des juges afin que débute cette nouvelle journée d’audience. Pour ma part, stratégiquement assise au centre de la salle afin d’avoir la certitude de tout voir, je ressens un maximum de fébrilité face à cette nouvelle expérience que je m’apprête à vivre. Hissène Habré, quant à lui, est bien planté à l’avant de la salle, du côté gauche. Lorsque je suis arrivée, l’accusé était déjà installé à son siège habituel. Je n’ai malheureusement pas eu l’occasion de voir son entrée, celle-ci s’étant parfois faite de manière assez théâtrale[6]. Je n’ai pas non plus eu la chance de voir son visage, ou plutôt ses yeux, seule partie réellement visible en raison du turban blanc qui recouvre toujours le reste de son visage. Même de dos, on ne peut qu’être dérouté par le stoïcisme de l’accusé. Jamais, durant les nombreuses heures que durera l’audience du 29 octobre, on ne le voit ne serait-ce que bouger ou regarder autour de lui.
L’accusé face à ses crimes
L’entrée du témoin-vedette de la journée ne lui fait pas tourner la tête, son long récit d’atrocités non plus. Ce témoin, grande figure de courage, est lui-même une victime du régime de terreur instauré par Hissène Habré dans les années 1980. Il est venu longuement relater toutes les horreurs qu’il a vécues. Détenu arbitrairement pendant au moins cinq ans, il raconte les actes de torture subis avec une précision déconcertante, y ajoutant même parfois des démonstrations physiques pour mieux illustrer ses souffrances. Le témoin a d’ailleurs un interprète à ses côtés, non parce qu’il ne parle pas français, mais bien parce qu’il n’entend pas bien les instructions des juges en raison d’une audition affaiblie par les multiples séquelles laissées par ces années de supplice.
Le témoin poursuit son témoignage pendant environ une heure, dénombrant au passage les morts qu’il a vus à chacun des lieux de détention qu’il a fréquentés. Questionné par la suite plusieurs fois sur ces nombres très, voire trop précis de morts qu’il relate, le témoin ne laisse paraître aucun doute quant à ses souvenirs qui datent pourtant d’une vingtaine d’années. Cet homme fait preuve d’une force incroyable, narrant ces dures épreuves sans se laisser envahir par l’émotion. Ce n’est qu’en abordant les traumatismes qui le hantent encore aujourd’hui qu’il laisse finalement transparaître le trouble qui l’habite. À travers les sanglots, on décèle les troubles du sommeil, les cauchemars qui le guettent chaque nuit et leur impact sur sa vie de famille. Près de vingt-cinq ans après les évènements, la douleur est toujours palpable.
La leçon de droit
Après ce poignant récit humblement porté par le témoin, viennent les questions des différentes parties. Pour une disciple du système de common law en droit pénal, c’est un choc culturel. Bien imprégnées de la tradition civiliste, les CAE sont composées de trois parties que forment le Parquet général, avec à sa tête le Procureur général, la Défense et les victimes, constituées en partie civile (pour plus d'information). La présence de cette dernière partie, bien que moralement très justifiable, vient, à mon humble avis, tout de même un peu alourdir le déroulement des procédures. En effet, après les questions du Procureur général, les interrogations du représentant des victimes peuvent parfois sembler répétitives, voir redondantes. Bien que les intérêts défendus par ces parties ne soient pas les mêmes, on ne peut nier leur fréquente convergence. Cependant, l’élément le plus étonnant pour une juriste de tradition anglo-saxonne est définitivement le rôle très inquisiteur des juges. En comparaison, dans le système judiciaire canadien les juges se gardent toujours d’intervenir de manière aussi poussée au cours d’un témoignage, ce sont les procureurs qui posent les questions. Ici, ce sont les trois juges de la Chambre qui ouvrent le bal, leurs interrogations visant surtout à obtenir des précisions et informations supplémentaires sur les évènements relatés par le témoin. Par la suite s’enchaînent les questions du Procureur général, des Représentants des victimes puis finalement de la Défense. Ce n’est qu’après environ cinq heures que le témoin est finalement libéré. À la fin de son témoignage, la Cour ajourne et annonce finalement la suspension des audiences.
Il est assez incroyable de constater tout ce que l’on peut apprendre en ces cinq heures d’audience. En un sens, c’est un peu comme un cours accéléré en pratique de la justice internationale pénale. D’un côté il y a le contenant : cette procédure pénale très civiliste que j’ai pu apprivoiser le temps d’une journée d’audience et l’organisation magistrale entourant le procès. D’un autre côté, il y a le contenu : entendre une victime relater les traumatismes vécus est beaucoup plus difficile que de lire un témoignage à froid. Lorsqu’on a la chance d’entendre la personne raconter elle-même ce qu’elle a vécu, on ressent toutes les émotions qui l’ont occupée et on partage sa peine l’instant de son récit. C’est là que l’histoire dépasse le droit.
Finalement, le dernier choc a lieu lorsque l’on se rend compte de la présence de l’accusé à quelques mètres de soi. En dépit de la présomption d’innocence dont bénéficie Hissène Habré, on ne peut ignorer la gravité des crimes dont on l’accuse, et oui, ma perception en est indéniablement affectée. L’auteur allégué de ces horreurs longuement décrites est assis là, juste à côté et entend, comme moi, ce que le témoin a vécu. Cela me laisse perplexe : à ce moment, que peut-il bien se passer dans la tête de Monsieur Habré ? Remords, colère ou simple indifférence ? On ne le saura probablement jamais.
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Ce billet ne lie que la ou les personne(s) l’ayant écrit. Il ne peut entraîner la responsabilité de la Clinique de droit international pénal et humanitaire, de la Faculté de droit, de l’Université Laval et de leur personnel respectif, ni des personnes qui l’ont révisé et édité. Il ne s’agit pas d’avis ou de conseil juridiques.
[1] Tribunal pénal international pour l’Ex-Yougoslavie et Tribunal pénal international pour le Rwanda.
[2] Notamment le Tribunal spécial pour la Sierra Leone et les Chambres extraordinaires au sein des tribunaux cambodgiens.
[3] Les audiences ont depuis repris en date du 9 novembre 2015.
[4] Notamment TrustAfrica qui offre des rapports d’audience quotidiens (en ligne) : http://www.trustafrica.org/Fr/les-ressources2/actualites/item/3212-extraordinary-chambers-monitor
[5] Certains partisans avaient manifesté leur colère lors de l’ouverture du procès le 20 juillet 2015 (ici).
[6] Hissène Habré a notamment été amené de force au Palais de justice de Dakar lors de la reprise du procès le 7 septembre 2015, effectuant une entrée des plus tumultueuses (pour plus d’information).