Olivier Lacombe
Olivier Lacombe est candidat à la maîtrise en droit avec mémoire à la Faculté de droit de l’Université Laval. Il s’intéresse en particulier au droit international pénal, au droit international des droits de la personne et aux droits des peuples autochtones. Sous la direction de la professeure Fannie Lafontaine, ses recherches portent sur l’obligation de prévenir le crime de génocide en droit international. Olivier est titulaire d’un baccalauréat en droit (LL.B.) de cette même université en plus d’avoir étudié à l’Institute for Human Rights d’Åbo Akademi University (Finlande) dans le cadre d’un programme d’échange. Au cours de ses études, il a notamment participé aux travaux de la Clinique de droit international pénal et humanitaire de l’Université Laval.
D’abord transposée du milieu de l’entreprise privée à l’appareil gouvernemental par Margaret Thatcher au Royaume-Uni, la gouvernance, et tout particulièrement la bonne gouvernance, est aujourd’hui un concept omniprésent dans la sphère publique. Pourtant, comme ne manque pas de le relever Alain Denault au sujet de la politique : « [l]a gouvernance oblitère notre patrimoine de références politiques pour lui substituer les termes tendancieux du management. Toute matière tourne désormais autour d’enjeux de gestion, comme si on pouvait ainsi mener des politiques. La perversion est totale. »[1] Malléable à souhait, force est de constater que la gouvernance est une notion mouvante et polysémique n’offrant aucun repère véritable.
Capable de justifier tout et son contraire, la gouvernance ne cesse d’étendre son empire et de coloniser de nouveaux espaces pour y justifier l’application de modes de gestion issus de l’entreprise privée à une variété d’institutions publiques. En effet, comment résister à l’appel de la bonne gouvernance et l’élan, presque intuitif, vers des notions telles que la rationalisation organisationnelle, la reddition de compte et le partenariat ? Ces notions, autrefois confinées au milieu de l’entreprise privée, s’avèrent bien souvent mésadaptées aux réalités des institutions publiques; cette mise au pas du secteur public détourne souvent celui-ci de son objectif primaire qu’est la proverbiale poursuite de l’intérêt commun.
En cette 18e Assemblée des États Parties au Statut de Rome (AÉP), tenue cette semaine à La Haye aux Pays-Bas, le processus d’examen (review process) de la Cour pénale internationale (CPI) est au cœur des travaux de l’Assemblée et un thème récurrent des allocutions prononcées devant celle-ci. Que ce soit à l’occasion du débat général ou lors de la séance plénière dédiée à la question de cet examen, le terme gouvernance s’est fait entendre à de multiples occasions. L’examen de la Cour a également monopolisé l’attention dans le cadre des nombreux évènements organisés par la société civile en marge de l’AÉP.
La nécessité et l’utilité d’une telle évaluation des travaux de la Cour et du système mis en place par le Statut de Rome ne sont pas à démontrer. Qu’elles soient le fait des États Parties ou non-parties, de la société civile ou du milieu académique, les critiques adressées à cette institution sont nombreuses et ne peuvent être ignorées. Comme le soulignent certains États, l’écart entre la vision cristallisée dans le Statut de Rome et le développement subséquent de cette institution s’agrandit à chaque année qui passe. En ce sens, l’examen auquel la CPI entend se soumettre est une entreprise salutaire en ce qu’elle permettra potentiellement un examen en profondeur de son fonctionnement. Par-delà la nécessaire indépendance des experts appelés à initier cet examen, il est essentiel qu’une telle évaluation repose sur des critères adaptés à la nature de son objet, c’est-à-dire une authentique cour de justice. C’est ici que la gouvernance se dresse en spectre, une menace capable de pervertir un processus autrement bénéfique pour la CPI et son avenir.
Les remarques formulées à ce sujet par le président de la Cour, le juge Chile Eboe-Osuji, sont éclairantes. Ce dernier soulignait dans son discours prononcé à l’occasion de l’ouverture de l’AÉP, « that stakeholders want to see ‘results.’ » (ici) Mais quels résultats peuvent raisonnablement être attendus d’un tribunal pénal? Qu’est-ce qu’un bon résultat dans ce contexte? Plus fondamentalement, qu’est-ce qu’un résultat dans le contexte de la justice internationale pénale? Ces questionnements sont autant de constats de l’ambiguïté de cette notion lorsqu’elle se rapporte à une institution judiciaire comme la CPI. Est-il même possible de s’attendre à « des résultats »?
En réalité, de telles attentes trahissent un potentiel biais : celui de la gouvernance.
La justice n’est pas affaire de résultat. En aucun cas sa valeur ne peut-elle être quantifiée en nombre de déclarations de culpabilité ou même de mandats d’arrêt émis. Comme le soulignait à propos le président de la Cour,
the Court’s business is not to produce tangible commodities and services that are readily quantifiable and measurable – in the form of ‘results’ – for the attachment of value. The Court’s business is the administration of justice. And in the nature of things, justice is a concept that defies easy framing in both definition and ascription of value. (Ici)
La notion de résultat, tout comme celles de performance, de délais et de coûts, ne peuvent que pervertir une évaluation de l’action de la Cour si celles-ci ne sont pas correctement circonscrites, liées aux objectifs propres au système du Statut de Rome et qu’un poids relatif leur est accordé.
Ainsi, si une révision du fonctionnement de la Cour est aujourd’hui nécessaire, cet exercice doit demeurer focalisé sur la raison d’être de cette dernière, soit la pleine réalisation de la vision portée par le Statut de Rome. De plus, comme l’ont souligné de nombreux États lors de cette 18e AÉP, l’examen de la Cour doit favoriser le respect des principes fondamentaux du système mis en place par le Statut, tels que la complémentarité et l’indépendance de la Procureure et de la Cour.
Certes, assurer l’efficacité et l’efficience de l’ensemble des organes de la Cour est un objectif louable, tout comme l’est la répartition optimale des ressources limitées dont elle dispose. On ne saurait pour autant sacrifier l’équité des procédures et le plein respect des droits de l’accusé.e ou de toutes autres parties prenantes sur l’autel de l’efficacité. Avant tout, la Cour est, faut-il le rappeler, la garante de la justice, et « Justice is not some “thing”, which can be captured in a formula once and for all; it is a process, a complex and shifting balance between many factors, including equality. » Il faut donc se garder d’un stérile exercice d’audit : la justice ne saurait être réduite à une analyse coût-bénéfice ou une reddition de compte. Bien que l’AÉP soit l’organe chargé d’approuver le budget de la Cour et que ce soient les États Parties qui assurent le financement de cette institution, la relation les unissant ne peut être assimilée à celle existant entre une corporation et un bailleur de fonds en droit d’exiger un retour sur son investissement. Si l’AÉP entend réellement fortifier le système mis en place en 1998 à Rome comme l’affirment les États se succédant à la tribune, il lui faudra réunir les conditions permettant une authentique confrontation de l’action de la Cour aux objectifs que celle-ci est censée poursuivre.
L’examen de la Cour est donc un exercice bienvenu et attendu par plusieurs des acteurs présents. Pour être significatif, les experts qui en seront chargés devront résister à toute tentation de glisser vers une simple évaluation de l’efficacité de ses structures. Pour garder le cap, cet exercice doit non seulement s’arrimer à ce qui devrait être son objectif premier, soit la sauvegarde de l’idéal d’une justice internationale pénale, mais également se méfier de l’appel de la gouvernance. Ce chant des sirènes s’étant fait entendre, il est rassurant de constater que plusieurs États et acteurs de la société civile ont, comme le président de la Cour, mis l’AÉP en garde contre cette tentation ayant déjà conquis plusieurs fora sous l’influence de la globalisation économique. Ne reste qu’à voir si l’Assemblée entendra cette mise en garde.
La publication de ce billet et la participation de l’auteur à la 18e Assemblée des États Parties à la Cour pénale internationale sont financées par le Partenariat canadien pour la justice internationale et le Conseil de recherche en sciences humaines du Canada.
[1] Alain Deneault, « Gouvernance » Le management totalitaire, Montréal, Lux, 2013.