Fannie Lafontaine
Fannie Lafontaine est professeure de droit à la Faculté de droit de l'Université Laval et directrice de la Clinique de droit international pénal et humanitaire.
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Jayne Stoyles
Avocate, première Directrice exécutive du Centre canadien pour la justice internationale et membre d'Ashoka Canada. Mme Stoyles a été pendant plusieurs années Directrice de programme de l'ONG Coalition for the International Criminal Court à New York, un réseau de 2 000 ONG à travers le monde qui a aidé à la création de la Cour pénale internationale et qui nominé deux fois pour le prix Nobel de la paix. Mme Stoyles a été Conseillère-Senior sur des questions relatives à la sécurité humaine, la réforme des Nations Unies et la justice internationale, à l'Institute for Global Policy de New York. Elle a également donné des formations en droit international humanitaire pour la Croix-Rouge en plus d'enseigné le droit international. Avant et durant ses études de droit, Mme Stoyles a fait plusieurs missions de bénévolat en Afrique, en Amérique Latine et dans le Nord canadien au sein de communautés des Premières nations. Elle a été avocate-stagiaire pour un cabinet d'avocats à Toronto, et se spécialisant en droits de l'homme avant d'amorcer sa carrière d'avocate. (Source CCJI)
Union africaine vs Cour pénale internationale : l’État de droit menacé
Fannie Lafontaine* et Jayne Stoyles**
La Cour pénale internationale est-elle raciste ? L'Union africaine (UA) tient un sommet extraordinaire sur la Cour pénale internationale (CPI) les 11 et 12 octobre 2013, à Addis-Abeba. Au programme : la tentative de certains États membres de l’UA qui sont aussi parties à la CPI – le Kenya en tête, aidé d’alliés prévisibles comme le Rwanda et le Soudan – de convaincre les autres de se retirer du Statut de Rome de la Cour pénale internationale (Statut de Rome), traité fondateur de la CPI. Comment s’explique cette attaque frontale envers le tribunal de La Haye et que faut-il lire entre les lignes des discours politiques belliqueux qui défraieront la manchette ? Ce billet présente le contexte général de la tenue de ce Sommet. Les décisions qui y seront adoptées seront analysées dans un prochain billet.
Ce sommet est l’aboutissement d’une période de turbulences dans les relations entre la CPI et certains gouvernements africains et l’UA. Ces tensions prennent source dans le lancement d’un premier mandat d’arrêt contre le président soudanais Omar Al Bashir en mars 2009 pour crimes contre l’humanité et crimes de guerre au Darfour. Cette décision, louangée par certains comme étant la consécration du principe que les hauts dirigeants ne peuvent désormais plus échapper à la justice, critiquée par d’autres comme étant mal avisée sur le plan stratégique et reposant sur de faibles fondations juridiques, a en tout état de cause conduit l’UA à déclarer que ses États membres devaient cesser toute coopération avec la CPI, position qui a été systématiquement réaffirmée lors des sommets ultérieurs. Cette posture institutionnelle peu justifiable sur le plan juridique s’entoure d’une vaste entreprise rhétorique visant le dénigrement de la Cour : certains, comme le Président rwandais Paul Kagamé, l’accusant d’être un instrument d’humiliation des africains, et d’autres, comme le Premier ministre éthiopien et actuel Président de l’UA, Hailemariam Desalegn, allant jusqu’à lui reprocher une « chasse raciale » contre les Africains. Les tensions entre l’organisation régionale africaine et la CPI ont atteint leur paroxysme avec l’aboutissement des enquêtes lancées par la CPI sur des crimes commis pendant les violences postélectorales de 2007-08 au Kenya. Celles-ci ont notamment mené en 2011 à l’inculpation pour crimes contre l’humanité de deux anciens ennemis politiques, Uhuru Kenyatta et William Ruto, toutefois devenus alliés lors d’une campagne présidentielle du début de 2013 qui les a couronnés respectivement président et vice-président du pays en sortie de crise. Qu’à la suite de Bashir, d’autres chefs d’États africains deviennent eux aussi aux prises avec des poursuites devant l’institution pénale internationale, c’en était trop aux yeux de certains.
Il faut dire que cette perception d’une justice préjugée est aussi nourrie par le fait que les huit situations qui sont l’objet d’une enquête par la CPI portent toutes sur l’Afrique. Cette situation créé un problème d’apparence de partialité qui met à mal la crédibilité de la CPI. Il s’agit à notre avis d’un défi majeur à relever pour la jeune institution internationale. Cela étant dit, les raisons de cet état de fait sont souvent mal comprises : cinq des situations ont vu le jour à la suite de demandes de la part même des gouvernements où les crimes ont été commis (Ouganda, République démocratique du Congo, République centrafricaine, Côte d’Ivoire et Mali); deux autres situations (celles de la Libye et du Darfour (Soudan)) ont été déférées à la CPI par le Conseil de sécurité des Nations Unies; et seule la situation au Kenya a été de l’initiative du Procureur de la CPI, mais avec l'approbation de juges de la CPI. Que la CPI s’intéresse à l’Afrique n’a donc rien d’un acharnement, d’autant plus que plusieurs (pas tous) des conflits armés des dernières années ont eu lieu sur ce continent. On doit certes dénoncer l’application inégale de la justice internationale pénale, en raison notamment de la protection de facto des membres permanents du Conseil de sécurité. On peut aussi questionner l’hésitation de la CPI à l’égard de situations problématiques hors-Afrique telles que la Colombie, bien que des enquêtes préliminaires soient en cours. Mais ces débats valables ne minent aucunement la légalité et la légitimité des interventions de la CPI au regard des situations africaines. Par ailleurs, les États peuvent toujours traduire les responsables de crimes internationaux devant leurs propres tribunaux, la CPI n’agissant que lorsqu’ils ne le font pas ou s’ils le font à travers des procédures factices visant à les soustraire de leur responsabilité pénale. Particulièrement au regard du Kenya et du Soudan, c’est l’inaction des États concernés qui a mené à la recevabilité des affaires contre leurs hauts dirigeants devant la CPI. Comme le disait tout récemment Kofi Annan, ce n’est pas l’Afrique qui est en procès à la CPI, c’est la culture d’impunité et ceux qui en profitent. Une vision partagée également par Desmond Tutu et de nombreuses autres personnalités.
L’Afrique a participé massivement à la création de la CPI et, avec ses 34 États parties au Statut de Rome, elle constitue une partie importante du système de lutte contre l’impunité. La promesse de justice pour les crimes internationaux les plus graves n’a pas été faite aux puissants. Elle a été faite aux victimes, souvent laissées sans voix dans les luttes de pouvoir qui mènent aux pires abus et qui constituent aussi l’apanage des périodes post-conflit. La définition d’un véritable État de droit, comme l’a si justement rappelé Louise Arbour devant l’Assemblée générale des Nations Unies en 2012, « [traduction libre] doit refléter l’idée d’une égalité réelle : non seulement que personne n’est au-dessus des lois, mais que la loi ne fait acception de personne et s'applique également à tous, et que tous ont droit à la même protection et au même bénéfice de la loi ». Quand la justice vise l’autre – le perdant, le rebelle, le « terroriste » – le maintien du principe de l’État de droit par ceux au pouvoir n’a rien de valeureux. La valeur d’un authentique État de droit se manifeste lorsque l’égalité qu’il représente s’applique aussi aux vainqueurs, ceux-là même qui tirent les ficelles du pouvoir. En effet, ce qui sous-tend cette agressivité de l’UA à l’égard de la CPI est, à notre avis, plus préoccupant et plus profond que la rhétorique à travers laquelle elle se manifeste. Il s’agit d’une tentative de putsch inversée : des élus qui, par la force de leur position privilégiée, tentent de ravir le seul pouvoir que détiennent les victimes, les sans-voix, soit l’espoir d’une justice équitable et impartiale qui, si elle ne peut se faire chez soi, devra se faire ailleurs.
Comme l’ont dit quelques 150 organisations de la société civile provenant de 35 pays africains dans une lettre ouverte aux ministres des affaires étrangères des États africains parties à la CPI, « tout retrait de la CPI reviendrait à envoyer un message négatif concernant l'engagement pris par l'Afrique de protéger et de promouvoir les droits humains et de rejeter l'impunité, tel qu'il est formulé dans l'article 4 de l'Acte constitutif de l'Union africaine ». Cet engagement envers la justice, ce sont des États de droit qui l’ont pris. Après tout, les seuls qui doivent craindre La Haye, ce sont les dictateurs.
Au moment d’écrire ces lignes, la proposition d’un retrait massif du Statut de Rome semblait ne pas avoir obtenu le soutien suffisant pour se concrétiser. En lieu et place, une puissante exhortation à la CPI et au Conseil de sécurité : les chefs d’État en exercice ne doivent pas être l’objet de poursuites. Au-delà du postulat souvent erroné que des immunités protégeraient lesdits chefs d’États, il est clair qu’il y a une réflexion sérieuse à y avoir sur l’impact que peuvent avoir sur la paix et la sécurité des poursuites contre de hauts dirigeants politiques, comme l’une de nous l’a co-écrit dans un article à être publié sous peu. Cela dit, on peut douter des motivations réelles qui poussent des chefs d’État à réclamer pour eux-mêmes d’être soustraits à l’application de la loi…
À suivre.