Tristan Lemelle
Tristan Lemelle est en échange universitaire à l'Université Laval dans le cadre de la maîtrise en droit international et transnational afin d'obtenir une maîtrise en droit international et européen de son université d'origine, Lille 2, en France, où il a précédemment suivi et obtenu une licence de droit. Il participe aux activités de la Clinique de droit international pénal et humanitaire à la session d'hiver 2014.
Le 7 août 2014, deux anciens responsables Khmers rouges, à savoir Nuon Chea, ancien président de l’Assemblée des représentants du peuple du Kampuchéa démocratique et secrétaire adjoint du Parti communiste du Kampuchéa (PCK) et Khieu Samphan, ancien chef de l’État du Kampuchéa démocratique, ont été condamnés à la réclusion criminelle à perpétuité par les Chambres extraordinaires au sein des tribunaux cambodgiens (CETC), dans le cadre du dossier n°002.
Contexte juridique et factuel du dossier n°002
Le jugement rendu par la Chambre de première instance des CETC contre Nuon Chea et Khieu Samphan s’inscrit dans le cadre des poursuites à l’encontre des principaux protagonistes du PCK au Cambodge, ou Angkar Padevat (« Organisation révolutionnaire »). Ce mouvement, dirigé par Pol Pot et dont le but était de mettre en place une révolution communiste, le « grand bond en avant », a été à l’origine de près de 2 millions de morts au Cambodge entre le 17 avril 1975 et le 7 janvier 1979. Durant toute cette période, ont eu lieu des déplacements forcés de population, des exécutions sommaires, des actes de torture et, de manière générale, de très nombreux actes de violence. Ces crimes pouvant être qualifiés de crimes contre l’humanité et de crimes de guerre, de par leur gravité et leur ampleur, ont été à l’origine de la création d’un tribunal mixte chargé de poursuivre les principaux responsables de ces crimes à l’aune du droit international pénal et du droit pénal cambodgien. Ce tribunal, mis en place par un accord entre l’Organisation des Nations Unies et le Cambodge et à l’adoption de la loi relative aux CETC telle que modifiée le 27 octobre 2004, a été intégré au sein du système judiciaire cambodgien et est composé, à tous les niveaux judiciaires, d’un personnel à la fois international et national.
Ce tribunal, unique en son genre dans le monde du droit international pénal, a mis très longtemps à se mettre en place puisqu’il intervient plus de 30 ans après les faits précédemment décrits. Un procès contre les principaux responsables de ces crimes avait pourtant déjà eu lieu en 1979, mais il n’avait pas été reconnu au niveau international en raison de non-respect des standards internationaux en matière de procès équitable. L’accord avec l’ONU a ensuite tardé à se mettre en place (mai 2003) et la première condamnation, rendue dans le cadre du dossier n°001[1] à l’encontre de Kaing Guek Eav, alias Duch, n’a été prononcée que le 26 juillet 2010. Le 21 novembre 2011 s’est ensuite ouvert le dossier 002 contre quatre accusés. Les poursuites à l’égard de deux d’entre eux n’ont pas abouti : Ieng Thirith a été déclarée inapte mentalement à être jugée et Ieng Sary est décédé le 14 mars 2013. Finalement, les seuls accusés à avoir été jugés dans le cadre de ce dossier sont Nuon Chea et Khieu Samphan.
Dossier 002 et condamnation de Khieu Samphan et Nuon Chea
La Chambre de première instance des CETC a émis, en septembre 2011, une ordonnance de disjonction dans le cadre du dossier n°002. Cette ordonnance, permise en vertu de la règle 89 ter du règlement intérieur des CETC lorsque l’intérêt de la justice l’exige, a eu pour effet de diviser le dossier par une répartition des chefs d’accusation entre plusieurs procès de plus petite taille. En l’occurrence, l’absence de division en de plus petits procès dans le cadre du dossier n°002 aurait entrainé un procès de grande ampleur difficile à gérer. C’est à l’occasion du premier d’une série éventuelle de petits procès que Nuon Chea et Khieu Samphan ont été condamnés à la réclusion criminelle à perpétuité pour crimes contre l’humanité.
Ce premier procès, conformément au paragraphe 1 de l’ordonnance de disjonction, devait aborder le rôle précis des accusés avant et sous le Kampuchéa ainsi que la politique et la structure du Kampuchéa. Il devait aborder ensuite les déplacements de population touchant les habitants de la ville de Phnom Penh (phase 1) et des Zones Centrale (ancienne Zone Nord), Sud-Ouest, Ouest et Est (phase 2) ainsi que les faits qualifiés de crimes contre l’humanité incluant le meurtre, l’extermination, la persécution, les transferts forcés et les disparitions forcées (liés aux déplacements de population, phases 1 et 2). Enfin, ce premier procès devait aborder les faits relatifs aux exécutions de soldats de la République khmère commises sur le site d’exécution de Tuol Po Chrey en 1975, faits rajoutés avec l’accord de la Chambre de première instance le 8 octobre 2012 sur demande des co-procureurs.
Ce premier procès s’est ouvert le 21 novembre 2011. Les audiences au fond ont pris fin le 23 juillet 2013 et les réquisitions et plaidoiries finales, le 31 octobre 2013. C’est finalement le 7 août 2014 dernier, soit presque 3 ans après le début du procès et plus de 30 ans après les faits, que Nuon Chea et Khieu Samphan ont été condamnés pour crimes contre l’humanité.
Le droit applicable par les CETC et relatif aux crimes contre l’humanité se retrouve à l’article 5 de la loi relative aux CETC. Cet article retient, entre autres, que le meurtre, l’extermination, la persécution pour motifs politiques et les autres actes inhumains (disparitions forcées, transferts forcés et atteintes à la dignité humaine), lorsqu’ils sont commis dans le cadre d’une attaque généralisée et systématique sur la population, sont constitutifs de crimes contre l’humanité. Ce sont ces crimes qui ont été retenus et jugés par la Chambre de première instance dans le dossier n°002/01. Cette dernière a, par ailleurs, retenu que la responsabilité pénale individuelle liant le crime à son auteur peut être associée à la commission, la planification, l’instigation (ou incitation à commettre), au fait d’ordonner, d’aide et d’encouragement, tout comme à la responsabilité du supérieur hiérarchique, conformément à l’article 29 (nouveau) de la loi relative aux CETC. En outre, cette responsabilité pénale individuelle peut être démontrée par le biais de la preuve d’une participation à une entreprise criminelle commune, comme ce que fût le projet commun du Kampuchéa, c’est-à-dire la participation à la mise en place d’une révolution socialiste rapide par tous les moyens, notamment par le déplacement de populations, la commission de meurtres et de persécutions.
À la lumière du droit applicable et des faits retenus pour le premier procès, la responsabilité pénale des deux accusés a été établie par la Chambre de première instance des CETC.
Nuon Chea a été reconnu coupable, par le biais d’une participation à une entreprise criminelle commune, d’avoir pris part à des meurtres, exterminations, persécutions pour motifs politiques et d’autres crimes inhumains (transferts forcés et atteintes à la dignité humaine) commis lors des phases 1 et 2 de déplacement de population et des exécutions sur le site de Tuol Po Chrey. En l’occurrence la Chambre, étant donné la position de haut responsable Khmer rouge de Nuon Chea, a jugé que ce dernier avait pleinement et délibérément participé à la mise en place du projet commun d’Angkar à l’origine des crimes contre l’humanité évoqués (paragraphe 940, 941 et 942 du jugement). Ceci permet d’affirmer la responsabilité de Nuon Chea au travers du concept de participation à une entreprise criminelle commune prévue par l’article 29 (nouveau) de la Loi relative aux CETC. Pour que cette notion puisse s’appliquer, selon les paragraphes 690 et suivants du jugement, il est nécessaire de réunir trois conditions : une pluralité de personne, un but commun consistant en la commission d’un crime ou impliquant sa perpétration et, enfin. une contribution significative à ce projet de la part du ou des accusés. Nuon Chea rempli ces 3 conditions vu les fonctions qu’il assumait au sein du Kampuchéa entre 1975 et 1979. Sa responsabilité dans les crimes contre l’humanité commis au Cambodge entre 1975 et 1979 a donc été établie. Le même raisonnement a été appliqué, à peu de chose près, à Khieu Samphan qui a finalement été reconnu coupable sur le même fondement (paragraphe 1053 et 1054 du jugement).
La défense des accusés a pu contester à plusieurs reprises et de différentes manières l’existence de l’élément moral de certains des crimes en ayant à l’esprit que, pour que la responsabilité pénale d’un crime soit établie, il faut prouver l’existence, non seulement de l’élément matériel (l’acte) mais également de l’élément moral (l’intention). Cette défense n’a pas fonctionné, faute de pertinence. Au final, les accusés se sont vus officiellement reconnus coupables et condamnés à la perpétuité, ce qui est la peine maximale selon l’article 10 de l’Accord relatif aux CETC et l’article 39 [nouveau] de la Loi relative aux CETC. Cette condamnation est logiquement prononcée, à notre avis, vu la gravité des faits reprochés aux accusés. On peut toutefois se poser la question de la pertinence de cette sanction 30 ans après les faits, alors que les protagonistes sont désormais octogénaires.
Enjeux de la condamnation de Nuon Chea et de Khieu Samphan
La condamnation de Nuon Chea et de Khieu Samphan n’est pas dénuée d’importance malgré sa tardivité. Les crimes ayant été commis entre 1975 et 1979 ont bouleversé en profondeur la société cambodgienne. La justice des CETC lui permet de revoir une partie sombre de son histoire. La société cambodgienne et les parties civiles ont un intérêt immense à voir les crimes reconnus et les coupables punis. L’intérêt des Cambodgiens se manifeste par le nombre important de personnes ayant assisté aux audiences puisque plus de 103 000 personnes ont pris la peine de se déplacer.
On note également que le jugement de la Chambre de première instance contient une section 19 portant spécifiquement sur les demandes de réparation présentées par les parties civiles. Cette section contient par ailleurs une demande pour qu’il y ait une journée de commémoration nationale ou des mémoriaux publiques pour favoriser la création de groupes d’entraide, entre autres (les seules réparations qu’il peut y avoir sont des réparations morales et collectives). Ces initiatives ont pour but d’encourager la société cambodgienne à faire face à son passé tragique. Toutefois la lenteur des procès et l’intervention tardive de la justice font en sorte que la plupart des accusés, comme Ieng Sary et Ieng Thirith, ne peuvent plus être jugés. De plus le verdict du 7 août 2014 n’est, au jour de la rédaction de ce billet, toujours pas définitif puisque les avocats des accusés ont déclaré qu’ils allaient faire appel.
Enfin, et malgré tout, les CETC contribuent au développement du droit international pénal puisqu’elles permettent de préciser la jurisprudence en la matière et donc de préciser la teneur des crimes contre l’humanité tels que le meurtre ou l’extermination dans le cas du procès de Nuon Chea et Khieu Samphan. Le Secrétaire-général de l’ONU a d’ailleurs affirmé dans une déclaration que cette condamnation constituait un « jour capital pour le peuple du Cambodge et pour la justice criminelle internationale ».
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Ce billet ne lie que le(s) personne(s) l’ayant écrit. Il ne peut entraîner la responsabilité de la Clinique de droit international pénal et humanitaire, de la Faculté de droit, de l’Université Laval et de leur personnel respectif, ni des personnes qui l’ont révisé et édité. Il ne s’agit pas d’avis ou de conseil juridiques.
[1] La séparation des dossiers 001 et 002 a été mise en place par une ordonnance de disjonction de manière à juger en priorité Duch et les faits commis au sein du centre de détention S-21 dans le cadre du dossier 001 (« dans l’intérêt de la justice » selon la règle 89 ter du règlement intérieur des CETC).