Marie Lugaz
Marie Lugaz effectue son doctorat en droit à l'Université Laval sous la direction de la Professeure Fannie Lafontaine. Ce doctorat se déroule en cotutelle avec l'Université d'Aix-Marseille en France, dont elle est diplômée du Master 2 Droit de la reconstruction des Etats, dirigé par le Professeur Xavier Philippe. En parallèle, elle travaille en tant qu'auxiliaire de recherche au sein de la Chaire de recherche du Canada sur la justice internationale pénale et les droits fondamentaux.
Elle participe aux activités de la Clinique de droit international pénal et humanitaire depuis l'automne 2012, période pendant laquelle elle effectuait un échange uniersitaire entre l'Université de la Sorbonne et la Faculté de droit de l’Université Laval. A cette occasion, elle a assisté l’organisation Peace and Justice Initiative dans la rédaction de deux rapports sur la mise en œuvre du Statut de Rome par le Sénégal et par le Mali. De retour à Québec pour l’été 2013, elle a effectué un stage au sein de la Clinique.
Par la suite, entre le mois de mars et le mois de septembre 2014, elle a effectué un stage au sein du Parquet général près les Chambres africaines extraordinaires, à Dakar
Vous pouvez la suivre sur Twitter: @marielax.
Quelques semaines à peine avant la Journée de la justice pénale internationale, une commémoration instaurée en 2011 à la date du 17 juillet, et alors même que des conflits de plus en plus violents font rage sur le continent africain, l’Union africaine a tenu son 23e sommet à Malabo, en Guinée équatoriale. Cette organisation, dont les positions sont assez controversés dans le domaine de la justice pénale internationale, s’est servie de cette occasion pour faire un pas de plus vers la normalisation de l’impunité en Afrique en garantissant aux dirigeants et hauts responsables africains en exercice l’immunité pour toute implication dans des crimes internationaux. Nous vous proposons de faire un bref retour sur une semaine décisive consacrant un véritable retour en arrière dans la lutte contre l’impunité sur ce continent.
Du 20 au 27 juin 2014, les chefs d’État et de gouvernement de l’Union africaine se sont donc réunis pour leur 23e sommet ordinaire. L’un des projets sur lesquels ils étaient amenés à prendre une décision était relatif à la définition des compétences de la future Cour africaine de justice et des droits de l’homme. Le projet en fait la première Cour régionale dotée d’une section pénale lui conférant la capacité de poursuivre et juger les auteurs de crimes internationaux. Ce projet était déjà à l’ordre du jour de la réunion des ministres de la Justice des États membres de l’UA, qui a eu lieu les 15 et 16 mai 2014 en Éthiopie. Cet événement a d’ailleurs fait l’objet d’un précédent billet que vous pouvez lire ici.
À cette occasion, l’incorporation d’une disposition visant à protéger les chefs d’État et de gouvernement en exercice de toute poursuite pénale avait été proposée. Paradoxalement, le ministre de la Justice du Sénégal intervenait au même moment pour présenter le fonctionnement des Chambres africaines extraordinaires au sein des juridictions sénégalaises, mises sur pied suite à un accord signé entre l’Union africaine et la République du Sénégal. Un pas en avant, trois pas en arrière ?
Un choix allant à l’encontre de nombreuses normes liant les États africains
C’est l’article 46a bis du Protocole portant statut de la Cour africaine de justice et des droits de l’homme qui a été modifié afin de permettre non seulement aux chefs d’État ou de gouvernement en exercice, mais également à tout autre haut responsable, sur la base de leurs fonctions et pendant la durée de leur mandat, qu’aucune charge ne puisse être retenue ou maintenue contre eux devant cette Cour.
Cette décision, adoptée par les chefs d’État et de gouvernement de l’Union africaine, est en totale contradiction avec le principe de complémentarité de la Cour pénale internationale (ci-après « CPI »). Cette dernière, en vertu de l’article 17 du Statut de Rome, a été créée pour poursuivre les auteurs de crimes internationaux lorsque les États n’ont pas la volonté ou la capacité de le faire eux-mêmes. Le développement des capacités nationales pour lutter contre l’impunité en Afrique est donc encouragé par la CPI. Pourtant, en décidant d’accorder l’immunité aux dirigeants et hauts responsables en exercice pour toute implication dans des crimes internationaux, les chefs d’État et de gouvernement de l’Union africaine ont pris une décision incompatible avec l’article 27 du Statut de Rome, qui prévoit le défaut de pertinence de la qualité officielle devant la CPI.
De cette manière, la CPI ne saurait considérer que les critères du principe de complémentarité sont remplis par ces États. L’exercice de la compétence de la Cour africaine de justice et des droits de l’homme ne pourrait donc empêcher la CPI de poursuivre et de juger les hauts dirigeants africains en exercice soupçonnés d’être impliqués dans des crimes internationaux, puisqu’elle ne devrait se fier qu’aux seules conditions fixées par le Statut de Rome. C’est d’ailleurs la seule solution qu’il restera aux victimes de ces crimes, ce qui est un véritable paradoxe au vu de l’objectif souhaité par l’Union africaine lorsqu’elle a élaboré le projet d’une Cour africaine de justice et des droits de l’homme : faire en sorte que la CPI n’ait plus à s’intéresser aux situations africaines.
Outre le Statut de Rome, cette décision va également à l’encontre de l’Acte constitutif de l’Union africaine. En effet, selon son article 4-o, parmi les principes mêmes de fonctionnement de l’Union africaine se trouve le « [r]espect du caractère sacro-saint de la vie humaine et [la] condamnation et [le] rejet de l’impunité […] ». Décider que les dirigeants et hauts responsables en exercice ne pourront être poursuivis pour leur implication dans des crimes internationaux revient pourtant à consacrer une impunité de facto pour ces crimes, du moins au niveau continental, étant donnée la longévité reconnue des dirigeants africains au pouvoir.
L’absurdité de cette décision est également appuyée par le fait que certains États africains ont pourtant pris l’initiative d’intégrer dans leur droit interne le principe du défaut de pertinence de la qualité officielle dans le cadre de la poursuite des crimes internationaux. Aussi surprenant que cela puisse paraître, étant donnée l’inculpation du président et du vice-président de cet État par la CPI, le Kenya a intégré ce principe à l’article 143-4 de sa Constitution en 2010. De la même manière, l’article 163 du Code de justice militaire de la République démocratique du Congo datant de 2002 prévoit que l’immunité liée à la qualité officielle n’est pas une cause d’exonération de la responsabilité pénale individuelle.
Quel est l’intérêt pour l’Union africaine d’adopter une telle décision ?
Parmi les individus qui avaient intérêt à ce que cette décision soit adoptée, on peut citer Omar Al-Bashir, Uhuru Kenyatta ainsi que William Ruto, tous trois concernés par des procédures devant la CPI. Pour ce qui est d’Omar Al-Bashir, actuel Président du Soudan, deux mandats d’arrêt ont été délivrés contre lui par la CPI en 2009 puis en 2010 mais n’ont, à ce jour, toujours pas été exécutés. En ce qui concerne les actuels président et vice-président du Kenya, Uhuru Kenyatta et William Ruto, la CPI a ouvert à leur encontre des poursuites en ce qui concerne les violences survenues après les élections présidentielles de 2007. Étant données leurs fonctions au sein de l’État kenyan, ils ont demandé à la CPI de les autoriser à ne pas comparaître à chacune des audiences de leur procès. Après quelques revirements de la CPI à ce sujet, l’Assemblée des États Parties au Statut de Rome a adopté, lors de sa 12ème session à La Haye, la règle 134 quater du Règlement de procédure et de preuve de la CPI, dispensant les accusés de comparaître à leur procès en raison de fonctions publiques extraordinaires. Par la même occasion, la règle 134 bis admettant la possibilité pour les accusés de comparaître par vidéo a été adoptée.
Poursuivre des dirigeants en exercice n’est certes pas une mince affaire, et l’Assemblée des États Parties de la CPI a elle-même cédé à des pressions étatiques en décidant d’amender le Règlement de procédure et de preuve. Pour autant, l’article 27 du Statut de Rome prévoyant le défaut de pertinence de la qualité officielle a été maintenu, malgré la demande en faveur de sa modification formulée par le Kenya. Cet État a, en effet, proposé un amendement à cet article de façon à ce que la poursuite des dirigeants ne soit permise qu’après que ceux-ci aient quitté le pouvoir. Une telle mesure aurait pu donner carte blanche aux dirigeants en exercice pour commettre des crimes internationaux. En outre, proposer un tel amendement au Statut de Rome, c’est oublier que la dissuasion et la prévention des crimes sont deux objectifs de la lutte contre l’impunité.
L’adoption par les chefs d’État et de gouvernement de l’Union africaine d’une mesure octroyant aux dirigeants et hauts responsables en exercice l’immunité pour toute implication dans des crimes internationaux dépasse le débat « paix contre justice ». En effet, il y a un risque que sans l’intervention de la justice, ces crimes continuent d’être commis. N’oublions pas cependant que la CPI, malgré cette mesure, continue d’être compétente à l’égard des dirigeants et hauts responsables africains en exercice. L’Union africaine se plaint du fait que seules des affaires africaines fassent l’objet de situations devant la CPI. L’Afrique aurait pu, grâce à l’extension de la compétence de la Cour africaine de justice et des droits de l’homme, s’approprier la poursuite et le jugement de telles affaires. On voit mal cependant comment la décision qui a été prise pendant le 23e Sommet de l’Union africaine pourra permettre à cette Cour de poursuivre un tel objectif. Les tribunaux pénaux internationaux ont, en effet, pour objet de s’intéresser aux principaux responsables des crimes internationaux, parmi lesquels figurent les hauts dirigeants. Quelle mission attribuer à cette Cour africaine si elle n’a pas la compétence de poursuivre les plus hauts responsables en exercice ?
Plaidoyer pour un appel à la résistance de la part des États africains vis-à-vis de l’Union africaine
Il est fondamental que les États membres de l’Union africaine, qui n’ont pas su s’opposer à l’adoption d’une telle mesure, se distinguent de cette organisation en appelant à un nouvel amendement du Protocole portant statut de la Cour africaine de justice et des droits de l’homme. À ce jour, seule la multiplication de ce genre d’initiatives étatiques serait susceptible de faire changer de position l’Union africaine à ce sujet.
Les chefs d’État et de gouvernement de l’Union africaine devraient refuser l’application de cette mesure, notamment en prévoyant, dans leur droit interne, le défaut de pertinence de la qualité officielle. Ils devraient montrer à leurs populations qu’ils refusent d’être considérés comme intouchables et de pouvoir commettre des crimes internationaux en toute impunité pendant leur mandat.
Les États membres de l’Union africaine devraient demander à cette organisation de soutenir le développement de systèmes nationaux de justice pénale internationale, dans le cadre de la mise en œuvre du principe de complémentarité, plutôt que de freiner toute avancée dans la lutte contre l’impunité en Afrique.
L’investissement de l’Union africaine dans un système régional de justice pénale n’est pas une avancée si l’impunité est garantie aux dirigeants en exercice en Afrique. Aujourd’hui, on peut observer de belles initiatives en Afrique dans le cadre de la lutte contre l’impunité des auteurs de crimes internationaux. Prenons l’exemple des Chambres africaines extraordinaires au Sénégal, ou encore celui d’un potentiel tribunal mixte en République démocratique du Congo. Mais ces initiatives ne permettront pas de redorer l’image de l’Afrique dans le cadre de la justice pénale internationale si l’Union africaine continue d’avancer dans la voie qu’elle a tracée lors de son 23e Sommet.
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