Manon Creusot
Manon Creusot est titulaire d’une Licence en droit (LL. B.) de l’Université Panthéon-Paris I, elle a commencé sa Maîtrise à l’Université Laval comme étudiante en échange lors de sa première année de Master en France pour finalement y rester afin d’obtenir sa Maîtrise en droit international et transnational (LL.M.). Elle travaille aux côtés de la professeure Julia Grignon comme auxiliaire de recherche en droit international humanitaire et est candidate au Concours Pictet de l’édition 2018. La protection de la personne humaine et de ses droits est ce qui l’anime le plus, d’où son intérêt tout particulier pour le droit international humanitaire, le droit international des réfugiés, ainsi que le droit international des droits de la personne et des droits économiques et sociaux et culturels.
Toujours plus de progrès, toujours plus d’innovation, toujours plus de croissance. Mais à quel prix ? Notre société est aujourd’hui le reflet d’un capitalisme criant, les gouvernements ne sont plus les seuls à avoir un poids dans la politique mondiale, ils se retrouvent aux côtés de multiples sociétés commerciales, transnationales et multinationales. Touchant tous les domaines, les entreprises n’ont cessé de fleurir depuis une trentaine d’années dans le paysage mondial. Accentué par une mondialisation qui a bouleversé les relations et les frontières internationales, tout va plus vite, tout est plus accessible, ce qui permet aux entreprises de s’établir un peu partout et d’œuvrer en des laps de temps beaucoup plus réduits. Certaines de ses entreprises ont désormais une notoriété accrue auprès des consommateurs et sont synonymes de fiabilité et de qualité — Nestlé, Shell, ou General Motors, pour ne citer que quelques exemples. Toutefois, le revers de la médaille est loin d’être reluisant. À y regarder de plus près, en consultant notamment les rapports d’organisations non gouvernementales (ONG) comme les célèbres Amnistie Internationale et Human Rights Watch, on observe que les activités de ces entreprises ont des conséquences accablantes pour les droits humains et causent des dommages profonds à l’environnement (notamment ici et ici). Nos modes de vie occidentaux font des milliers de victimes femmes, hommes et enfants, ailleurs.
Aujourd’hui, l’industrie extractive (voir paragraphe 25) est le secteur qui arrive en tête des abus commis en matière de droits humains, que ce soit dans le domaine du pétrole, du gaz ou des mines. Peu importe le domaine dans lequel elles œuvrent, de très nombreuses entreprises se retrouvent à violer de multiples droits garantis par le droit international, notamment dans la Déclaration universelle des droits de l’Homme (DUDH) et les Pactes internationaux (ici et ici), et en droit régional (ici, ici et ici). Les conséquences découlant de ces violations sont sévères dans certains cas, irréversibles dans les pires.
Quelques illustrations : un tour d’horizon de quelques droits humains et de leurs violations
- Le droit de jouir du meilleur état de santé physique et mentale
Le droit de jouir du meilleur état de santé physique et mentale est un droit consacré dans différents instruments : à l’article 25 de la DUDH, à l’article 12 alinéa 1 du Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels (PIDESC) ainsi que dans plusieurs conventions internationales notamment celle sur les droits de l’enfant (article 24) et sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes (article 12). On le retrouve aussi dans plusieurs textes régionaux comme la Charte africaine à son article 16 ainsi que dans la Charte sociale européenne à son article 11. Ce droit à la santé est composé d’autres droits, comme le droit au logement, qui font de lui un droit bien plus étendu que le simple fait d’être en bonne santé. Dans son Observation générale 14 dédiée au droit à la santé, le Comité des droits économiques, sociaux et culturels (CDESC) rappelle notamment que le droit à la santé doit être interprété de manière globale et doit être compris au-delà du fait d’être en bonne santé ; il doit, par exemple, inclure l’accès à des prestations de santé, à une eau salubre et potable, à la nutrition, au logement et à l’hygiène.
La Côte d’Ivoire est un des pays qui a lourdement payé les conséquences de l’activité pétrolière de la multinationale Trafigura et où le droit des populations au meilleur état de santé a été complètement bafoué. La multinationale dirigeait une raffinerie de pétrole flottante dédiée à traiter un produit pétrolier afin de le vendre comme carburant. Ce procédé ne fut pas anodin des déchets chimiques dangereux furent produits, que la multinationale décida de déverser sur 18 sites autour d’Abidjan. La population ivoirienne fut touchée de plein fouet :
Des dizaines de milliers de personnes se sont rendues dans les hôpitaux et centre de soins : elles présentaient toute une série de symptômes comprenant des troubles respiratoires, des vomissements, des maux de tête, des irritations oculaires, des saignements de nez et des lésions cutanées. Les autorités ont fait état de 15 morts (voir ici).
Héritiers de la toxicité de la multinationale, les Ivoiriens souffrent encore aujourd’hui des conséquences de cette activité dont ils ont été les victimes.
- Le droit à l’eau et le droit à l’alimentation
Le droit à l’eau et le droit à l’alimentation sont reliés au droit à un niveau de vie suffisant que l’on retrouve à l’article 25 de la DUDH. Ces droits sont particuliers dans le sens où ils ne peuvent se réaliser sans qu’un ensemble de droits ne le soient (droit à la santé, droit au logement, droit à l’éducation…), car tous ces droits sont le socle de la dignité humaine. Le CDESC a permis, par ses observations (ici et ici), de tracer les contours du droit à l’eau et du droit à l’alimentation : il a notamment relevé que pour qu’ils soient pleinement réalisés, l’eau et l’alimentation devaient être chacun disponible, accessible, acceptable en quantité et qualité suffisantes.. Plus précisément, le droit à l’alimentation est caractérisé par la nécessité que la nourriture disponible soit « exempte de substances nocives et acceptable dans une culture déterminée, en quantité suffisante et d’une qualité propre à satisfaire les besoins alimentaires de l’individu ». (voir paragraphe 8) Dans la même ligne d’idée, le Comité, concernant le droit à l’eau et à l’assainissement, indique que l’eau doit être « salubre et donc exempte de microbes, de substances chimiques et de risques radiologiques qui constituent une menace pour la santé ».
Pourtant, la réalité vécue par les habitants du delta du Niger est loin de correspondre à l’état du droit tel que décrit par le CDESC. En effet, la grande firme pétrolière Shell a opéré il y a plus de vingt ans sur le territoire nigérian ; néanmoins vingt ans plus tard les conséquences sont loin d’être réparées. Les témoignages récoltés par Amnistie Internationale parlent d’eux-mêmes : « Le pétrole s’est déversé et a tout détruit... Il nous empêche de cultiver l’igname ou quoi que ce soit d’autre. Nous ne pouvons plus vivre correctement ». « Tout est recouvert de pétrole. Même les puits d’eau potable, les nappes phréatiques sont polluées. Parfois nous remontons de l’eau des puits et la surface est recouverte d’une couche de pétrole brut. Elle n’est pas potable ». Les habitants se retrouvent dans un environnement abondamment pollué où vivre normalement dans des conditions dignes n’est plus possible.
L’État : premier gardien et promoteur des droits humains
Les droits humains imposent des obligations particulières aux États, qui sont constamment rappelées par les divers organes des Nations Unies : respecter, protéger et mettre en œuvre. La première de ces obligations consiste pour les États à respecter les droits et libertés des individus, c’est-à-dire que l’État ne doit pas intervenir dans l’exercice des droits, il ne doit pas les restreindre. Ensuite, la deuxième obligation incombant à l’État, au-delà de ne pas agir, est de protéger, ce qui signifie pour l’État de protéger les personnes ou les groupes de personnes qui feraient l’objet de violations de droits humains. On attend de l’État qu’il encadre effectivement les actes des personnes privées qui conduiraient à des violations de droits humains, notamment les entreprises ou autres sociétés commerciales. Enfin, la mise en œuvre consiste pour l’État à agir de manière préventive et à prendre des mesures pour faciliter l’exercice des droits humains. La protection d’un droit par l’État est donc constitué d’un pan positif (ils doivent agir) et d’un pan négatif (ils ne doivent pas cautionner ou laisser faire des actes qui seraient susceptibles de violer des droits humains). Si l’on reprend l’exemple du delta du Niger, les opérations de la société Shell a eu et continue d’avoir des impacts quotidiens graves sur la disponibilité et l’accessibilité à une eau et une nourriture de qualité. L’inaction de l’État a donc entraîné une défaillance dans le devoir de protection qu’il avait envers sa population.
Notons qu’à l’ère de la mondialisation qui est la nôtre, il n’est plus suffisant que les États se cantonnent à respecter leurs obligations au sein de leurs frontières il est nécessaire qu’ils les respectent au-delà et qu’ils en soient tenus responsables s’ils les violent. Pour aider les États dans cette démarche, un groupe d’experts s’est chargé d’établir des principes, les Principes de Maastricht, clarifiant la nature et l’étendue des obligations extraterritoriales des États liées au domaine des droits économiques, sociaux et culturel. Ces principes n’ont pas de valeur contraignante, même s’ils s’efforcent de combler un vide juridique en la matière. Encore plus récemment, le 29 septembre dernier, un ensemble d’ONG a lancé un guide qui se veut être un outil pratique pour les défenseurs des droits humains; le but est de les guider dans la surveillance et la responsabilisation des États au regard de leurs obligations extraterritoriales. Les auteurs de ce guide ont voulu rendre les Principes de Maastricht plus accessibles et compréhensibles pour la société civile. Ce faisant, ils illustrent avec des exemples concrets comment les Principes de Maastricht peuvent être mis en œuvre dans des domaines politiques spécifiques ou dans des luttes sociales et comment, dans ces contextes, les États peuvent être tenus responsables lorsqu’ils violent leurs obligations extraterritoriales.
Quid des sociétés commerciales et des entreprises ?
Les sociétés commerciales et les entreprises sont aujourd’hui des acteurs de premier plan dans la protection des droits humains. Les Nations Unies ont commencé à se saisir de la question de la violation des droits humains par les sociétés commerciales et les entreprises dans les années 90, mais ce sont d’abord les rapports accablants des différentes ONG qui ont permis d’amorcer un mouvement pour responsabiliser les entreprises. On pense notamment à la firme Nike dont le travail des enfants dans des conditions inhumaines fut révélé au grand jour et causa l’émoi et l’indignation dans la société civile. Le secteur du textile fut le premier touché, mais petit à petit le champ s’élargit et les ONG agissaient de plus en plus pour que les sociétés commerciales et les entreprises rendent des comptes aux victimes[1]. L’ancienne haut-commissaire des Nations Unies, Madame Mary Robinson, disait d’ailleurs en 1999 que :
Certains hommes d’affaires semblent penser que l’environnement politique et social des pays dans lesquels ils opèrent ne les concerne pas […]. C’est une attitude à courte vue. La capacité des milieux d’affaires à relever le défi des droits humains sera cruciale pour le succès des entreprises sur les plans national et international dans les années à venir[2].
Richesse et justice sont donc deux notions d’un même tandem qui nécessitent pour leur bien-être réciproque une prospérité à long terme, prospérité qui ne peut se faire sans la prise en compte des droits humains par les entreprises et les sociétés commerciales.
Pour concrétiser cette volonté, les Nations Unies lancèrent en 2000 un Pacte, auquel adhèrent les entreprises, qui tente d’intégrer ces dernières dans une dynamique respectueuse des droits humains. Il est fondé sur la responsabilité publique, la transparence et la disponibilité de l’information pour le grand public. Onze ans après la création du Pacte, le Représentant spécial John Ruggie, chargé de la question des droits de l’homme, des sociétés transnationales et autres entreprises, poursuivit dans cette dynamique et entérina les Principes directeurs relatifs aux entreprises et aux droits de l’homme, œuvre élaborée sur six années de recherche auprès de multiples acteurs comme par exemple des entreprises, des gouvernements, des membres la société civile, et des juristes. Ils établissent un cadre basé sur trois fondements : l’obligation de l’État de protéger les droits de l’homme, la responsabilité des entreprises de respecter les droits de l’homme et la nécessité de faciliter l’accès à des voies de recours pour les victimes de violations causées par des entreprises. Ces Principes sont considérés comme une étape nécessaire établissant des bases solides à partir desquelles une meilleure connaissance ainsi que de meilleures pratiques pourront être établies.
L’amorce d’un vrai changement ?
Deux décisions judiciaires récentes porteuses d’espoir pour le respect des droits humains tant par les États que par les entreprises et les sociétés commerciales sont à évoquer.
Le premier concerne le peuple Ogoni, peuple indigène vivant dans le sud du Nigéria, qui a subi les conséquences dramatiques de l’activité de diverses firmes pétrolières, dont l’entreprise Shell. La pollution des zones sur lesquelles il y a préciser, et leurs alentours, a contaminé les habitants de la région, mais aussi les terres, l’eau et l’air pour une longue période. La Commission africaine des droits de l’homme et des peuples estima dans sa décision du 14 décembre 2012 que « compte tenu des violations massives perpétrées par le gouvernement nigérian et par les acteurs privés (que ce soit par sa bénédiction ou non), le plus fondamental de tous les droits humains, le droit à la vie, a été violé » (voir ici paragraphe 67). Ainsi, les commissaires africains affirment que l’État a violé plusieurs droits fondamentaux garantis dans la Charte africaine. Cette décision est un message fort même si elle a été rendue au niveau régional africain : il est un rappel et un avertissement pour tous ces États qui voudraient profiter de contreparties généreuses données par des entreprises qui œuvreraient sur leur territoire tout en bafouant les droits et libertés des populations y vivant.
Sur le continent américain, un tribunal national canadien a également eu à juger d’une affaire où des requérants se plaignaient que certains de leurs droits humains avaient été violés par une multinationale. En effet, une Cour d’appel de Colombie Britannique a rendu le 26 janvier 2017 un arrêt concernant le recours de Guatémaltèques contre une société canadienne qui exploitait des mines au Guatemala. La multinationale est poursuivie pour des dommages qui ont été causés par les responsables de la mine. La Cour a accepté le recours des requérants, ce qui est une grande première, car ce jugement devait simplement déterminer lequel du forum canadien ou guatémaltèque était le plus compétent pour entendre l’affaire. Dans des cas d’exploitation minière, pétrolière ou forestière dans des pays du Sud, les rapports politiques et les rapports de force sont exacerbés ce qui peut nuire au bon fonctionnement de la justice. Peut-être qu’enfin la brèche a été ouverte et qu’une vraie responsabilisation des entreprises et des sociétés commerciales transnationales et multinationales est en train de voir le jour.
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Les réflexions contenues dans ce billet n’appartiennent qu’à leur(s) auteur(s) et ne peuvent entraîner ni la responsabilité de la Clinique de droit international pénal et humanitaire, de la Chaire de recherche du Canada sur la justice internationale pénale et les droits fondamentaux, de la Faculté de droit de l’Université Laval, de l’Université Laval ou de leur personnel respectif, ni des personnes qui ont révisé et édité ces billets, qui ne constituent pas des avis ou conseils juridiques.