Manon Creusot
Manon Creusot est titulaire d’une Licence en droit (LL. B.) de l’Université Panthéon-Paris I, elle a commencé sa Maîtrise à l’Université Laval comme étudiante en échange lors de sa première année de Master en France pour finalement y rester afin d’obtenir sa Maîtrise en droit international et transnational (LL.M.). Elle travaille aux côtés de la professeure Julia Grignon comme auxiliaire de recherche en droit international humanitaire et est candidate au Concours Pictet de l’édition 2018. La protection de la personne humaine et de ses droits est ce qui l’anime le plus, d’où son intérêt tout particulier pour le droit international humanitaire, le droit international des réfugiés, ainsi que le droit international des droits de la personne et des droits économiques et sociaux et culturels.
Catherine Savard
Catherine Savard est étudiante à la maîtrise en droit à l'Université Laval sous la supervision de la professeure Fannie Lafontaine. Elle est assistante coordonnatrice du Partenariat canadien pour la justice internationale depuis 2017, membre de la Chaire de recherche du Canada sur la justice internationale pénale et les droits fondamentaux, et collabore régulièrement avec la Clinique de droit international pénal et humanitaire. Elle a représenté l'Université Laval à l’occasion du concours Jean-Pictet en droit international humanitaire en 2018. Elle a contribué à l’analyse juridique du génocide de l’Enquête nationale sur les femmes et les filles autochtones disparues et assassinées, rendue publique en juin 2019. Ses recherches portent sur le génocide, le colonialisme, l’interprétation des traités et la décolonisation du droit international.
Introduction
À l’heure où la Cour pénale internationale (CPI) souffle ses 20 bougies, il est plus que jamais temps de réfléchir aux enjeux majeurs auxquels fait face la justice internationale pénale et d’envisager des possibilités pour renforcer sa légitimité. Le principe de la présomption d’innocence, qui est un aspect central du système de justice internationale pénale ainsi que de la plupart des droits pénaux nationaux, contribue fortement à cette légitimité. Toutefois, un simple aperçu de la situation des acquittés des juridictions pénales internationales permet immédiatement de comprendre que cette présomption d’innocence n’est souvent qu’illusoire. En effet, les tribunaux internationaux pénaux ad hoc et la CPI ont un point commun : rien n’a été prévu pour les personnes qui seraient acquittées de toutes charges. Cela donne à penser que la possibilité qu’il y ait des acquittés n’a pas même été envisagée au moment de la création de ces tribunaux. Même s’il n’y a eu qu’un seul acquitté à la CPI jusqu’à maintenant, il y en aura vraisemblablement d’autres, et c’est pourquoi nous examinerons la réalité des acquittés d’autres tribunaux internationaux ayant fermé leurs portes, particulièrement les tribunaux pénaux internationaux pour le Rwanda (TPIR) et pour l’ex-Yougoslavie (TPIY), pour mener à des pistes de solutions pour le futur de la justice internationale pénale. Dans les faits, deux options sont envisageables pour les acquittés : la relocalisation pour motif de réunification familiale ou l’obtention d’une protection basée sur le statut de réfugié. Selon nous, la difficile mise en œuvre de ces solutions empêche un accomplissement concret et entier du principe de la présomption d'innocence, et des solutions doivent être trouvées rapidement pour éviter de discréditer la justice internationale pénale, déjà largement critiquée.
I - La relocalisation pour motif de réunification familiale : des acquittés soumis au bon vouloir des États
La relocalisation pour motif de réunification familiale a été demandée par plusieurs des acquittés du TPIR, et a été possible pour plusieurs grâce au rôle actif assumé par le Greffier du Tribunal. Dans une décision suivant l’acquittement d’André Rwamakuba en 2007, le TPIR a ordonné au Greffier de prendre tous les moyens à sa disposition pour rechercher la collaboration de l’État où résidait la famille de l’acquitté afin de lui faciliter l’octroi d’un statut temporaire, bien qu’aucune disposition statutaire ne prévoit a priori un tel rôle pour le Greffier. Il est intéressant de noter que dans cette même décision, la Chambre affirme qu’elle « ne doute pas que les États collaboreront avec le Tribunal afin de faciliter l'installation de M. Rwamakuba et sa famille » et que « quiconque a été jugé non coupable doit être traité comme tel, que des doutes sur son innocence persistent ou non » [par. 78]. La Chambre d’instance du TPIR, très optimiste quant à la volonté des États de collaborer avec le Tribunal, a insisté sur le rôle de premier plan devant selon elle être assumé par le Greffier dans la négociation et la conclusion d’accords de relocalisation pour motifs familiaux. En ce qui a trait au TPIR, de tels accords ont notamment été conclus avec la France (qui a accepté très tôt d’accueillir les acquittés Ignace Bagilishema et Jean Mpambara), la Belgique (qui a accepté Emmanuel Bagambiki), la Suisse, (où a été relocalisé André Rwamakuba), et l’Italie (qui a accueilli Hormisdas Nsengimana). Toutefois, la coopération d’un grand nombre d’États est demeurée très limitée, ce qui a mené le Conseil de Sécurité des Nations Unies à adopter à l’unanimité sa résolution 2054 en 2012, dans laquelle il a exhorté les États à assister le Tribunal dans sa tentative de trouver des pays où les acquittés pourraient être relocalisés. Le Canada a toujours refusé de coopérer avec le TPIR sur ce point, refusant catégoriquement d’accueillir les acquittés Jérôme-Clément Bicamumpaka et Casimir Bizimungu, dont les familles se trouvaient pourtant sur le territoire canadien. Pourtant, en vertu de l’article 86 du Statut de Rome, les États Parties ont l’obligation générale de collaborer avec la CPI « dans les enquêtes et poursuites qu'elle mène pour les crimes relevant de sa compétence ». Une bonne partie du problème réside dans la réticence des États à concrétiser cette coopération en concluant des accords avec la Cour quant à la relocalisation des acquittés. Si la CPI suggère plusieurs accords en matière de coopération, que les États sont encouragés à signer, seul un nombre très limité d’entre eux l’a fait. À ce sujet, on ne peut que saluer la décision de l’Argentine, qui est récemment devenue en février 2018 le premier État à signer un accord sur la mise en liberté de personnes détenues par la Cour. Cet accord prévoit notamment une procédure de transfert d'une personne mise en liberté par la Cour à la suite d'un acquittement, et habilite la Cour à prendre les dispositions nécessaires à une telle mise en liberté sur le territoire de l'État signataire. À défaut de tels accords, le Greffier de la CPI, tout comme celui du TPIR, est chargé de négocier et conclure des accords ou des arrangements ad hoc avec des États et des organisations internationales en ce qui concerne, notamment, la réinstallation des personnes acquitées [p.56]. Quoi qu’il en soit, il appert clairement que les acquittés souhaitant être relocalisés sont, au final, complètement dépendants du bon vouloir des États, et que ce défaut de volonté mine la légitimité de la justice pénale internationale. L’on ne peut qu’espérer que certains États suivront volontairement l’exemple de l’Argentine et concluront des accords pertinents avec la CPI, ou qu’à défaut, le nouveau Greffier Peter Lewis, qui a prêté serment le 17 avril dernier, saura être persuasif dans la négociation d’accords ad hoc avec les États concernés.
II - Le statut de réfugié ou le statut impossible : des clauses d’exclusion problématiques
La deuxième possibilité pour les acquittés des tribunaux internationaux, spécifiquement du TPIR et de la CPI, est de demander une protection internationale basée sur l’obtention du statut de réfugié. La première difficulté rencontrée est pratique : pour pouvoir demander le statut de réfugié, le demandeur doit se trouver aux frontières de l’État duquel il va demander la protection. Or, plusieurs des acquittés du TPIR se trouvent dans des maisons sécurisées à Arusha et n’ont plus de papiers de voyage, ce qui les empêche de pouvoir quitter l’endroit où ils se trouvent. Même quand cela est possible, une deuxième difficulté se dresse : la Convention relative au statut de réfugié exclut la possibilité de bénéficier du statut de réfugié dans certains cas précis. En effet, l’alinéa f de l’article premier de la Convention est une clause d’exclusion qui prévoit que la Convention est inapplicable « aux personnes dont on aura des raisons sérieuses de penser :
- Qu’elles ont commis un crime contre la paix, un crime de guerre ou un crime contre l’humanité, au sens des instruments internationaux élaborés pour prévoir des dispositions relatives à ces crimes ;
- Qu’elles ont commis un crime grave de droit commun en dehors du pays d’accueil avant d’y être admises comme réfugiées ;
- Qu’elles se sont rendues coupables d’agissements contraires aux buts et aux principes des Nations Unies. »
Cette clause d’exclusion a, à la base, un double objectif : « priver les personnes coupables d’actes abominables et de crimes graves de droit commun de la protection internationale accordée aux réfugiés et [..] s’assurer que ces personnes n’abusent pas de l’institution de l’asile afin d’éviter d’être tenues juridiquement responsables de leurs actes » [par. 2]. Si ce but est louable, le problème est que le libellé de la clause d’exclusion (« raisons sérieuses de penser ») permet d’exclure du statut de réfugié non seulement les personnes ayant été reconnues coupables par une juridiction pénale internationale, mais également les personnes ayant été acquittées de toutes charges. En effet, la preuve de l’existence d’une des éventualités prévues à l’alinéa f de l’article premier de la Convention n’a pas à être apportée ; de seules raisons de penser qu’une de ces éventualités existe suffit à entraîner l’exclusion. Le seuil de la preuve est inférieur à celui de la preuve pénale, ce qui permet aux États de pouvoir utiliser facilement cette clause.
L’évaluation d’une demande d’asile est déjà complexe en soi, car elle repose en partie sur l’évaluation subjective de la crainte subie par le demandeur. Ainsi, en pratique, dans un cas où un État aurait à évaluer la demande d’un acquitté d’une juridiction pénale internationale, s’il a des raisons sérieuses de penser que cette personne a commis un crime visé par l’alinéa f de l’article 1 de la Convention, il mettra d’emblée en application la clause d’exclusion prévue. Le problème est que la Convention elle-même donne un droit à l’État de se dédouaner d’une responsabilité que l’ensemble des États devraient avoir à porter : une personne acquittée devrait avoir la possibilité de recommencer une vie dans la dignité. Nous sommes d’avis qu’il s’agit là d’un équilibre particulièrement difficile à trouver entre l’exercice légitime de la souveraineté d’un État dans le choix d’accorder ou non asile à une personne, et le respect des droits fondamentaux des acquittés.
À cet égard, le cas de Mathieu Ngudjolo Chui a particulièrement retenu notre attention. Après avoir été acquitté de toutes les charges à son encontre par la CPI en 2012, celui-ci a déposé une demande d’asile aux Pays-Bas l’année suivante, qui fut rejetée : « En guise de motif, le Ministre adjoint avait estimé que le risque de persécution dont Ngudjolo voulait se prévaloir n’était pas fondé ». De plus, il avait indiqué « qu’il avait des raisons sérieuses de croire - au regarde de l’article 1 (F) de la Convention relative au statut des réfugié - que ce dernier ait commis un crime de guerre, un crime contre l'humanité ou un crime de génocide du fait de son rôle au sein des milices [...]. » Mathieu Ngudjolo Chui a donc directement subi cette clause d’exclusion : il a été renvoyé vers son pays d’origine, la République démocratique du Congo. Le principe cardinal du droit des réfugiés s’effondre : la protection contre le non-refoulement n’existe plus. Un acquitté peut donc être expulsé et renvoyé dans son pays d’origine, même si celui-ci a allégué qu’il craignait pour sa vie et qu’il avait de fortes chances de voir ses droits les plus fondamentaux être violés.
Nous nous demandons finalement si cette clause d’exclusion ne devrait pas être, à tout le moins, révisée, voire même supprimée. Il nous semble nécessaire de différencier les personnes qui ont été reconnues coupables des personnes qui ont été acquittées par des juridictions pénales internationales. En effet, les acquittés ne devraient pas être privés de la protection internationale basée sur le statut de réfugié si leur culpabilité n’a pas été prouvée. Il serait nécessaire de repenser et de réviser cette clause, qui a été rédigée il y a plus de cinquante ans dans un contexte post-seconde Guerre mondiale, et qui n’est visiblement pas adaptée à la réalité actuellement notamment à l’ampleur grandissante que prend la problématique de la réinstallation des acquittés[1].
Conclusion : quel avenir pour les acquittés ?
Le sort des acquittés doit changer. Les possibilités qui s’offrent à eux ne sont clairement pas satisfaisantes considérant ce que subissent encore certains acquittés, détenus dans des maisons sécurisées depuis plusieurs années ou attendant depuis des mois de pouvoir retrouver leur famille qui s’est établie dans un nouveau pays. D’une part, en ce qui a trait à la relocalisation pour motif de réunification familiale, les États doivent être davantage encouragés à conclure les accords avec la CPI dans ce domaine ; par ailleurs, le Greffier doit savoir se montrer persuasif dans la négociation d’accords ad hoc avec les États. D’autre part, en ce qui a trait à la protection basée sur le statut de réfugié, nous sommes résolument d’avis que la clause d’exclusion établie à l’alinéa 1 f) de la Convention relative au statut de réfugié doit être au moins révisée, sinon supprimée. À notre sens, le sort des acquittés constitue l’un des aspects les plus critiquables du système de justice internationale pénale, d’autant plus qu’en 20 ans, rien n’a vraiment évolué. S’il convient de célébrer l’anniversaire du Statut de Rome en cette année 2018, l’on est en droit de se demander s’il y aura toujours quelque chose à célébrer dans les décennies suivantes tant la CPI fait l’objet de critiques virulentes. Nous croyons que la CPI peut et doit être un acteur important de changement pour la justice internationale pénale, et que cette action doit en premier lieu se concrétiser par une réalisation pleine et entière de la présomption d’innocence. La politique de l’autruche ne peut clairement pas continuer, il faut que les États et les autres acteurs regardent droit dans les yeux la problématique des acquittés pour assurer la pérennité et la crédibilité du système de justice internationale pénale. La CPI saura-t-elle saisir cette opportunité de changement à l’occasion de son vingtième anniversaire ?
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Ce billet ne lie que la ou les personne(s) l’ayant écrit. Il ne peut entraîner la responsabilité de la Clinique de droit international pénal et humanitaire, de la Faculté de droit, de l’Université Laval et de leur personnel respectif, ni des personnes qui l’ont révisé et édité. Il ne s’agit pas d’avis ou de conseil juridiques.
[1] Michel Laurain, « Vers une suppression des clauses d’exclusion ? », in Mélanges François Julien-Laferrière, Bruxelles, Bruylant, 2011, pp. 325-342.