André Tschumi
André est maître en droit (mention Relations internationales) de l’Université Fédérale de Santa Catarina, au Brésil. Il a complété un diplôme en études politiques européennes à l’Institut d’études politiques de Strasbourg et en affaires humanitaires et coopération internationale à l’Université de la Méditerranée (Aix-Marseille II). Chargé de cours en études internationales et en droit international auprès de deux universités brésiliennes, il possède une expérience professionnelle à l’European Inter-University Centre for Human Rights and Democratisation, situé en Italie. Doctorant en droit international depuis 2010 à l’Université de Strasbourg et depuis 2011 en cotutelle à l’Université Laval, il a participé à la Clinique de droit international pénal et humanitaire en contribuant aux travaux de l’équipe de la défense d’Augustin Bizimungu auprès du Tribunal pénal international pour le Rwanda. André est boursier du Fonds de recherche du Québec et, dans le cadre de ses recherches, il s’intéresse aux questions de droit international public, notamment celles liées au droit à la guerre et au droit international humanitaire et pénal. Il est membre du comité exécutif de l’Association des étudiants et étudiantes des 2e et 3e cycles en droit de l’Université Laval et tuteur au Centre de soutien aux étudiants de la Faculté de droit à l’Université Laval.
Le lundi, 16 septembre, dernier, la Mission des Nations Unies chargée d'enquêter sur les allégations d'emploi d'armes chimiques en Syrie a rendu le rapport sur l'utilisation présumée d'armes chimiques dans la région de la Ghouta, aux environs de Damas, le 21 août 2013. Les conclusions du rapport sont à l'effet que les armes chimiques ont été utilisées à grande échelle, causant de nombreuses victimes, notamment parmi les civils. Anticipant cette conclusion, les États-Unis et la Russie ont, le samedi précédent, 14 septembre, annoncé la conclusion d’un accord selon lequel le gouvernement syrien s’engage à éliminer son arsenal chimique dans la première moitié de 2014. Contrairement à l’objectif initial des États-Unis, cet accord ne prévoit pas de sanctions du Conseil de sécurité en cas de non-respect par la Syrie. Tandis que le gouvernement de Bachar el-Assad qualifie cet accord de victoire, certains membres du Conseil de sécurité, notamment la France, trouvent que l’accord n’est pas assez contraignant, car il ne prévoit pas de mesures coercitives en cas de non-respect par le gouvernement de la Syrie. Par conséquent, le Conseil de sécurité ne parvient pas à approuver une résolution entérinant l’accord.
L’objectif de ce texte est de démontrer qu’Assad tiendra à respecter l’entente russo-américaine parce qu’en établissant un statu quo différencié pour les armes chimiques, cet accord répond aux intérêts de la Syrie dans la même mesure où il rend encore plus difficile la protection de la population du pays. La première raison pour laquelle Assad respectera l’accord est le fait que les armes chimiques ne sont ni un gain ni un avantage militaire important dans les conflits armés. Autrement dit, ce n’est pas avec les armes chimiques que les forces d’Assad pourront gagner la guerre. Les forces rebelles sont organisées en groupes assez petits et dispersés dans les zones urbaines, ce qui en fait des cibles difficiles, surtout pour les armes ayant un effet indiscriminé. De plus, la majorité des effets d’armes chimiques peuvent être neutralisés avec l’utilisation de masques assez accessibles pour les groupes militaires. Ainsi, l’emploi des armes chimiques dans une zone peuplée, à cause de son effet indiscriminé, affecte principalement la population civile. Son utilisation à Damas visait donc à disséminer la terreur parmi les habitants de la région plutôt qu’à affaiblir les forces armées rebelles.
Le fait que les armes chimiques ne soient pas un moyen de combat efficace dans la guerre en Syrie est l’une des principales raisons qui expliquent pourquoi le gouvernement Assad est favorable à l’accord pour les éliminer[1]. Constituant un instrument pour intimider la population des régions favorables aux rebelles, les armes chimiques ont été peu utilisées dans le conflit syrien[2]. Les décès associés aux attaques effectuées avec des armes chimiques représentent une très petite proportion du nombre total de victimes du conflit, estimé à plus de cent milles. Les forces militaires syriennes possèdent plusieurs autres moyens pour continuer à commettre des atrocités, comme les armes à sous-munitions, lesquelles ont aussi un effet indiscriminé, et les armes conventionnelles, employées pour faire des exécutions sommaires. Ainsi, la cessation du recours aux armes chimiques en Syrie ne signifie absolument pas qu’il y aura une réduction de la quantité d’atrocités et de crimes de guerre commis dans le conflit.
Considérant que les forces syriennes commettent la plupart de leurs massacres avec des armes conventionnelles ou encore avec d’autres armes ou méthodes condamnées par la communauté internationale, comme les sous-munitions[3], nous pouvons nous interroger sur la raison pour laquelle les grandes puissances occidentales semblent motivées à sanctionner le gouvernement Assad seulement lorsque celui-ci utilise les armes chimiques. Évidemment, le fait qu’actuellement les armes chimiques soient efficaces seulement pour commettre des atrocités contre les civils rend odieuse sont utilisation. Il s’agit d’une arme pour semer la peur dans la population. Cependant, pourquoi les grandes puissances ne réagissent pas de la même façon lorsque les forces d’Assad exécutent d’autres actes aussi odieux contre la population civile ? Selon le professeur William Schabas, la véritable explication sur ce comportement plus rigoureux par rapport aux armes chimiques est que le Royaume-Uni, les États-Unis et la France trouvent qu’il doit exister seulement un type d'arme de destruction massive au Moyen-Orient (et ailleurs), soit l'arme qu’ils et leur allié local, Israël, possèdent : l’arme nucléaire. Ainsi, toute tolérance concernant l'utilisation d'armes chimiques et biologiques constitue un grand danger pour les États qui cherchent à conserver leur monopole sur les armes de destruction massive. La moindre utilisation d'armes chimiques par une tierce puissance de cette région demanderait en conséquence une réponse exemplaire.
La non-tolérance pour les armes chimiques et biologiques n’est pas nouvelle. Il y a dix ans, la menace représentée par les armes de destruction massive, chimiques ou biologiques, était le principal prétexte pour l’invasion de l’Irak par la coalition commandée par les États-Unis. Après la chute du régime de Saddam Hussein, aucune arme chimique n’a été retrouvée en Irak. En Syrie, contrairement à la situation en Irak, l’Occident était au courant de la véritable existence d’un arsenal d’armes chimiques avant le début du conflit en 2011. Obama avait prévenu Assad en 2012 que l’utilisation d'armes chimiques ou biologiques constituait une « ligne rouge » à ne pas franchir. Jusqu’à récemment, Assad n’admettait pas l’existence de son arsenal chimique. Pourtant, après les récentes menaces d’une intervention armée commandée par les États-Unis, le président syrien a admis qu’il possède des armes chimiques à la suite de la présentation, le 9 septembre, du plan de la Russie pour éliminer les armes chimiques syriennes.
La pression des puissances occidentales pour l’élimination de l’arsenal chimique syrien relègue au second plan le fait que l’utilisation des armes chimiques et biologiques constitue seulement l’une des prohibitions concernant la façon dont les combattants peuvent faire une guerre. Le droit international prévoit plusieurs restrictions concernant les méthodes et moyens de guerre, soit des armes prohibées, soit de manières ou de comportements interdits concernant la façon dont son utilisées les armes durant les combats. En effet, le droit international interdit plusieurs autres armes, au-delà de celles de destruction massive, comme les balles qui explosent ou qui s’épanouissent facilement dans le corps humain, les mines antipersonnel, les armes à laser aveuglantes et les armes à sous-munitions. De plus, l’usage d’une arme non prohibée peut constituer une violation du droit international humanitaire si elle est employée pour causer des maux superflus, tels des incendies dans une zone civile, ou sans faire de distinction entre les objectifs militaires et les populations civiles. Ceci est le cas, par exemple, des bombardements assez imprécis qui font de nombreuses victimes civiles. Au cours de la guerre en Syrie, les forces pro-Assad, en particulier, violent fréquemment les moyens et méthodes de guerre en utilisant, par exemple, des armes à sous-munitions et des attaques indiscriminées contre la population civile.
Les règles sur les méthodes et moyens de guerre sont basées sur le principe fondamental de la prohibition de l’utilisation de la force pour atteindre des objectifs non militaires. Ainsi, les non-combattants ne doivent pas être l’objet des hostilités. Peu importe s’il agit d’une attaque avec une arme chimique ou d’une exécution sommaire, les personnes protégées par le droit ne doivent pas être victimes des conflits et certaines méthodes et moyens de guerre sont interdits. Lorsque ces règles ne sont pas respectées, selon le droit international humanitaire et le droit international pénal, il n’existe pas de hiérarchie de gravité entre les crimes. Pourtant, l’insistante menace des États-Unis et d’autres puissances occidentales de punir le gouvernement Assad pour l’emploi d’armes chimiques en contraste de leur tolérance envers les forces syriennes commettant d’autres crimes contre les civils démontrent que, dans la pratique des affaires internationales, les armes chimiques et biologiques ont un statu quo différencié. Bien que selon les règles juridiques applicables, l’emploi d’une arme chimique (et biologique) ne soit pas plus grave qu’un massacre de civils commis avec une autre arme, la réponse des puissances a deux poids et deux mesures : tolérance zéro pour les armes chimiques et biologiques, grande tolérance pour les crimes commis avec d’autres armes. C'est comme si les puissances occidentales considèrent l'utilisation d'armes chimiques comme étant le « crime des crimes » des moyens et méthodes de guerre[4]. La justification d’Obama pour une possible riposte armée est que l’emploi des armes chimiques représente un danger à la sécurité des États-Unis. Il faut faire preuve d’un énorme exercice de créativité pour imaginer que l’utilisation d’armes chimiques dans une guerre civile de l’autre côté de la planète met en danger la sécurité des États-Unis. Cette justification semble être une excuse pour empêcher l’utilisation d’armes de destruction massive par les pays en développement et ainsi préserver le monopole des pays développés sur les armes de destruction massive. Dans ce cadre, une forte réponse à Bachar el-Assad est fondamentale pour inhiber les pays les plus menaçants pour les États-Unis, surtout l’Iran et la Corée du Nord, à utiliser leurs armes de destruction massive. Une réponse américaine faible contre la Syrie pourrait être interprétée par d’autres États comme une permission implicite pour l’usage de leurs armes. Ainsi, la conjecture du professeur Schabas sur la raison pour laquelle les États-Unis cherchent à punir le gouvernement de la Syrie semble donc correcte. Les puissances occidentales veulent conserver leur monopole d’armes de destruction massive.
Établir une dure punition contre ceux qui utilisent les armes chimiques et biologiques est une mesure bienvenue en droit international, peu importe la réelle motivation derrière l’application de la sanction. Néanmoins, cette dure punition doit aussi être appliquée lorsque toute autre violation majeure des méthodes et moyens de guerre a lieu. Ce nouveau statu quo pour les armes chimiques et biologiques relègue au second plan les autres violations concernant la conduite des hostilités. Spécialement dans le conflit en Syrie, cette pratique risque d’entrainer des conséquences désastreuses pour la population. Si le gouvernement Assad coopère pour l’élimination de son arsenal d’armes chimiques, son prestige augmentera auprès de la communauté internationale. Celle-ci va considérer favorablement l’effort syrien pour éliminer l’arsenal chimique, car il s’agit d’une opération longue, complexe et qui demande un haut degré de coopération de la Syrie avec les autres pays impliqués dans l’opération. Dans ce cadre, le gouvernement Assad disposera d’une grande complaisance de la communauté internationale pour mener la guerre contre les rebelles. Ainsi, si présentement la communauté internationale donne déjà peu d’importance aux atrocités autres que l’emploi d’armes chimiques en Syrie, lorsqu’Assad coopérera pour rendre son arsenal chimique, il disposera d’une marge de manœuvre encore plus élevée pour commettre d’autres types d’atrocités sans être menacé par l’Occident. À supposer que les États-Unis menacent sérieusement d’attaquer la Syrie pendant le processus de destruction de l’arsenal chimique, il y aurait un grand risque qu’Assad rompe la coopération et utilise contre la population ce qui resterait encore de son arsenal chimique avant l’attaque américaine.
En conclusion, la coopération d’Assad pour détruire les armes chimiques équivaudra à une carte blanche pour qu’il puisse de plus en plus commettre des crimes de guerre en utilisant d’autres armes. Ainsi, du point de vue de la situation humanitaire de la population syrienne, l’accord entre les États-Unis, la Russie et la Syrie est une entente néfaste. Les cibles envisagées par les attaques chimiques seront lésées ou tuées par d’autres moyens, mais cette fois-ci sans presque aucun risque de représailles internationales contre Assad. Cet accord qui met le gouvernement syrien dans une position beaucoup plus confortable pour commettre des atrocités est très regrettable. Il constitue la plus grave erreur diplomatique du gouvernement Obama. Les seuls gagnants avec l’accord sont Assad et ses alliés. Pour ces raisons, malgré l’accueil favorable de la majorité de la communauté internationale, les États-Unis auraient dû négocier un accord pour empêcher toute sorte d’atrocités et non pas seulement celles commisses avec des armes chimiques. En dernier cas, il aurait été préférable de ne parvenir à aucune entente que de négocier cet accord mauvais pour le peuple syrien.
[1] Deux autres raisons importantes pour l’acceptation de l’accord par Assad sont : a) la crainte que le bombardement américain affaiblisse beaucoup les forces armés pro-Assad; b) la pression des alliés internationaux de la Syrie, notamment la Russie.
[2] À Damas, les premiers indices d’attaques effectuées avec des armes chimiques datent d’avril de 2013, plus de deux ans après le début du conflit.
[3] Les armes à sous-munitions sont l’objet d’une convention de 2008 qui interdit son usage. Présentement, 108 États ont signé cette convention et 84 l’ont ratifiée.
[4] Selon le professeur Schabas, le génocide est le « crime des crimes » (« the crime of crimes ») du droit international, c’est-à-dire, le crime international le plus grave et odieux.